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► LE BILLET de Ludwig • Merci à toi

Merci à toi Pierre, sans domicile fixe de la ville de Rouen, qui m’a raconté ta vie alors que je n’étais que stagiaire plein d’illusions.
Merci à toi Novak, qui au détour d’une allée de supermarché, bien après ton départ du foyer, tu m’as surpris en te jetant sur moi, l’air heureux de me revoir. Tu étais magasinier dans un premier emploi. Et pourtant, des chaises ont volé avec toi dans le bureau des éducs, des mots plus hauts que d’autres ont fusé, et j’en passe, on s’est bien pris la tête !
Merci à toi, Léna, qui m’a accueilli à la MECS, jeune fille carencée mais tellement plein d’avenir, qu’es-tu devenue ?
Merci à toi, Malika, qui nous a poussé dans nos limites par ton agressivité, ta violence tant verbale que physique. À 13 ans, tu étais déjà tellement fracassée mais tu restes tellement ancrée en moi. Il faut dire que je te revoie, monter sur le bureau et hurler, prête à en découdre, faisant tout valser avant que l’on te contienne physiquement.
Merci à toi, Teddy, avec qui j’ai vécu 24h/24h en prise en charge individuelle. Enfant valise aux multiples difficultés, balloté entre IME, foyer de l’enfance, prise en charge psy. Je t’ai recroisé un jour à l’hôpital de jour, je croyais que c’était fini pour toi, mais tu y étais resté, encore et encore.
Merci à toi, recroisé à la machine à café de l’hosto. Tu étais grand, adulte. Tu m’as raconté avoir une femme, un enfant, un boulot. On s’est remémoré l’espace d’un instant ce camp famille. Que c’était bon.
Merci à toi, qui a saccagé le foyer un soir de crise. Tout a explosé. Les ordis du bureau, les cadres (et le cadre), la télévision, le nouveau parquet, repeint en vert foncé. Nous, éducs, remplis de ta rage, de tes hurlements, de tes coups. Tu montrais là les limites du placement, que tu connaissais depuis ta tendre enfance, que ta mère avait connu, que ta sœur avait connu, que…
Merci à toi Christine, adulte polyhandicapée coincée dans ton fauteuil, pour m’avoir laissé t’approcher, te laver, t’habiller, te manucurer et te mettre du vernis aux ongles. Tu souriais.
Merci à toi Aminata, jeune « MNA », pour tes histoires, ton désir de vie, ta joie, et tes plats parfumés que tu nous cuisinais. Poulet yassa, attiéké, Thieboudienne, saveurs et mélanges de couleurs, rires face à la violence vécue.
Merci même à toi, qui m’a craché dessus, frappé, rentrer dedans. Je n’ai pas lâché, je suis resté ferme sur mes positions, sur le « non », opposant à ta toute puissance un mur parfois nécessaire.
Merci à toi Shahram, réfugié afghan, de m’avoir fait pleurer d’émotion et de joie avec toi, quand tu t’es effondré dans mes bras, portant la bonne nouvelle de ta protection internationale.
Merci à vous tous, en fait, jeunes, adultes, qui avaient jusqu’ici croisé ma route d’éducateur. Vous m’avez formé, déformé, fatigué, rebuté, déprimé, rendu joyeux. Vous m’avez surtout appris. À me remettre en question, à avancer, à ne rien lâcher, à ne pas désespérer, à ne pas croire que c’est gagné.
Merci pour toutes ces petites victoires à cultiver, qui nous font sentir à notre place, qui nous disent pourquoi nous sommes là.



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