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► LE BILLET de Ludwig • Histoire d’ADN

La photo est jaunie, couleurs passées comme un vieux pot-pourri qu’il est toujours bon de sentir, parce que l’odeur, elle, est en vous, comme eux sont en moi.
Eux, ce sont mes ainés, mes aïeuls, mes vieux éducs, mes dinosaures comme on aime à les appeler. Je suis leur héritier. Eux ont tout connus. L’âge d’or. Les innovations, les conventions collectives, les moyens, les possibles, les chalets à la montagne sans la contraintes des normes ou autres protocoles enfermant. Ils ont connus les crises aussi, institutionnelles, le début d’une fin. Mais ont tenus, debout, à ne rien lâcher de leur engagement pour l’autre. Il y a ceux que la vie a emportés, ceux dont cette dernière ne tient plus qu’à un fil. Il y a leur histoire, celle qui fait mon ADN, ce pourquoi j’ai été éducateur spécialisé. La photo est clichée, je m’y revois gamin, tout sourire au milieu d’eux. Au milieu d’un repas d’éduc comme mes propres enfants l’ont supporté eux aussi. Au milieu des couples d’amis.
Bernard, ton rire, caverneux résonne encore. Alors que toi-même enfant, tu allais servir avec ton propre père la soupe populaire aux miséreux, aux misérables comme on dit, avant d’ouvrir, plus tard, le foyer de l’Abbé Bazire, à Rouen. J’ai dû en entendre des histoires de misère, de gueux, lors de ces repas. Qui devaient sans doute déjà résonner en moi comme un cri de révolte. Qu’il n’est pas normal que des gens meurent sur les trottoirs de nos villes bourgeoises. Yvette, maintenant partie rejoindre Bernard, t’accompagnait. Mari et femme. Yvette, tu m’as pris sous ton aile pour me faire visiter les Œuvres Hospitalières de Nuits, les foyers pour femmes. Tu m’avais alors tout raconté et moi j’écoutais, persuadé que ma voie était là, dans le social, aux côtés des plus démunis, dans un combat contre l’injustice sociale. Vous aviez un chien, un saint-bernard je crois, comme un symbole. Sur la vielle argentique écornée, il y avait les « Renés », comme on les appelle. René et Renée. Educateurs et couple indissociable. Quelle énergie d’avoir tant donné. Quelle abnégation et croyance, en quelle que sorte, en un métier d’accompagnement des plus vulnérables. René et Renée, de leurs mains, avaient rénové une vielle scierie à la montagne, dans laquelle des dizaines de personnes handicapées sont partis en camp, puis en vacances en autonomie. C’était l’époque des libertés, des tambouilles en cuisine comme à la maison, des poêles sans protection, des sorties en ski de fond, à l’ancienne. Au chalet sont passées des générations entières, de bénéficiaires, mais aussi d’amis, de familles, comme un home ouvert à tous, marqué du sceau de l’humanité. Je viens encore vous y visiter, quand vous êtes là. Aujourd’hui fragiles, vieillissants, l’œil moins brillant qu’avant, ça sent l’usure aux yeux mais pourtant encore là, à me conter les histoires, à tendre l’oreille aux miennes, du travail social d’aujourd’hui. A faire histoire. A côté du chalet, le torrent chante dans cette vallée alpine, comme un témoin, imperturbable. Et puis sur cette photo d’un autre âge, il y a mon père. Là, entouré de ses amis. Lui qui a commencé dans le métier au pied du mur. Dans un vieil institut pour personnes handicapées, reculé de tout, dans un petit coin alsacien. Avant de suivre une formation d’AMP, puis de devenir plus tard éducateur spécialisé. Tu as choisi d’être au service de ton prochain. Pas au sens religieux du terme, oh non surtout pas. Pas pour toi ça. Non, toi les injustices te révolte, les dieux et les maîtres aussi. Alors tu as passé 40 ans dans le social. Et tu en as vu de toutes les couleurs. Des vertes et des pas mures. Des retours le soir à la maison, chargé d’émotions, que je ne comprenais pas toujours avant de m’engager moi aussi, dans le métier.
Vous tous qui m’avez fait, disparus, sur le fil, ou toujours debout. Vous que le temps emporte et qui m’avez tendu la main, je suis ce que je suis pour construire les demains. Vous m’avez transmis des idéaux et des valeurs. Vous faites partis de moi, de l’essence de mon être éducateur.
Merci.