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► LE BILLET de La Plume Noire • Stalker

Allongé sur son canapé, une bouteille de Corbières sur la table basse, François Durand, éducateur spécialisé de son état, se fait un trip Tarkovski en regardant son film sorti en 1979, « Stalker ».
Le film se déroule à une époque indéfinie, dans un lieu indéterminé, une zone de laquelle il est interdit de sortir. C’est là qu’intervient le Stalker. Être déclassé, rejeté, plus ou moins hors-la-loi, le Stalker guide les gens - ceux qui le lui demandent - hors de la zone autorisée, franchit avec eux la frontière et les mène dans la zone interdite – une zone en perpétuel mouvement dans laquelle il est possible de se perdre à jamais - pour, s’il la trouve, leur présenter la chambre des désirs. Malheureusement, bien souvent, une fois arrivés à destination, les voyageurs n’osent pas franchir le seuil de cette pièce et s’en retournent en laissant derrière eux un Stalker profondément attristé, mélancolique, désabusé et en colère.
Ce film est pour François une grande expérience mystique. Il se laisse porter par l’histoire. Elle le pénètre tel un mantra. Il ne cherche pas trop à la comprendre et, embarqué par son atmosphère ésotérique couplé aux effets du breuvage, il ne tarde pas à s’identifier à ce Stalker au bord de la déprime. L’éducateur se dit que, comme pour le Stalker, son boulot consiste à traverser ce monde aux frontières mal définies qu’est la zone inter-dite (ce qui se dit entre les humains afin de pouvoir vivre ensemble) pour se rendre dans la chambre des désirs. « Ce désir dont nous ne pouvons-nous passer mais qui peut aussi nous faire terriblement souffrir. » pense-t-il. Il sait que le désir est un concept qui a totalement disparu dans sa profession pour laisser la place au besoin. Moins dangereux, le besoin est palpable, mesurable, identifiable, gérable - du moins le croit-on - autant de mots qui renvoient au contrôle, concept tellement plus rassurant. François Durand l’entend quotidiennement en réunion, lorsque la situation d’un usager est évoquée : « Il faut identifier ses besoins, définir des objectifs pour ensuite mettre en place un projet ». Il n’est que très rarement question du désir de l’usager et encore plus rares sont les professionnels qui mettent en jeu la question de leur propre désir. Comme les voyageurs du film, ils préfèrent rester au seuil de la porte d’entrée. Ils ne se risquent pas trop à pénétrer dans la chambre des désirs peste François Durand, en portant le verre à ses lèvres. Le désir va avec la pulsion, et si le désir est humanité, la pulsion, elle, est monstruosité. Pénétrer dans la chambre des désirs, c’est risquer l’affrontement avec son propre monstre. « Pourtant, là, et seulement là, commence le véritable travail éducatif. Quand je pars à la recherche de mon propre monstre. » estime François. Mais pour lui, depuis qu’il les fréquente, peu de travailleurs sociaux entreprennent ce voyage et préfèrent laisser la question du monstrueux désir au placard. Néanmoins, le monstre n’en est pas moins là pour autant et, ne le regardant pas, ces professionnels sont des monstres qui s’ignorent. Les plus dangereux.