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■ ACTU-Mineurs non accompagnés, assignés à la rue

Depuis le 28 mai, une trentaine de jeunes exilés dont la minorité a été contestée occupent la place de la Bastille. L’association Utopia 56 demande la mise en place de structures d’accompagnement et d’hébergement adaptées le temps du recours auprès du juge des enfants.

« Ça ne va pas aujourd’hui mais ça ira demain », s’encourage Thierno, âgé de 15 ans et mobilisé depuis samedi sur le campement de place de la Bastille. Il y a deux semaines, les évaluateurs du dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers (Demie) géré par la Croix-Rouge ont estimé que Thierno ne disait pas la vérité sur son âge et l’ont jugé majeur. Comme les dizaines d’adolescents originaires de différents pays présents à Bastille, Thierno a été remis à la rue à la sortie de son évaluation. Il prépare déjà son recours auprès du juge des enfants pour que sa minorité soit reconnue. La durée de la procédure varie entre 6 et 18 mois. En attendant la décision du juge, il n’entre dans aucun dispositif d’hébergement, coincé dans un statut de « ni-mineur, ni-majeur ».


D’après Médecins sans frontière, à Paris, la moitié des recours devant le juge des enfants de jeunes évalués majeurs aboutie à une reconnaissance de minorité. ©Jérémie Rochas

A ses côtés, Ibrahim n’attend qu’une chose, accéder à la scolarité. « Il me reste trois mois avant d’avoir 18 ans. Comment je vais faire ? », s’inquiète l’adolescent. Avant d’arriver place de la Bastille, ces jeunes survivaient dans des campements, régulièrement expulsés par les forces de l’ordre. Il y a encore quelques jours, Mussam, Afghan de 17 ans, dormait dans une tente près de la gare du nord. « Le temps du recours, aucun droit fondamental n’est respecté », résume Océane, coordinatrice Paris de l’association d’aide aux exilés Utopia 56.

Présumés majeurs

« Votre posture d’ensemble, votre mode de communication, votre comportement ainsi que vos capacités de raisonnement et d’élaboration sont en décalage avec ceux de l’âge que vous déclarez », peut-on lire sur un compte-rendu du Demie. Pour Océane, l’évaluation proposée par la Croix-Rouge est souvent négligente et inadaptée. « Certains motifs de rejet sont injustifiés. On leur explique qu’ils sont trop intelligents, trop matures pour l’âge annoncé. Évidemment qu’ils sont matures, ils ont vécu des choses que des jeunes ne vivent normalement pas », s’agace la militante. Les jeunes qui se présentent dans les locaux de la Croix-Rouge sont convoqués à un entretien d’évaluation quelques jours après leurs arrivées. La loi impose aux départements d’héberger les mineurs durant la phase d’évaluation. Même si la règle est plutôt respectée à Paris, ce n’est pas le cas de toutes les villes. « À Bobigny, ils sont remis à la rue entre deux entretiens d’évaluation. Nous accompagnons ces jeunes en référé au tribunal administratif pour faire valoir ce droit à l’hébergement », explique Océane.


Ni-majeur ni-mineur, les jeunes échappent à tous les dispositifs d’hébergement. ©Jérémie Rochas

Thierno regrette que le Demie n’ai pas pris en considération les conséquences psychologiques du parcours migratoire sur sa capacité à répondre avec précision aux questions posées durant son entretien. « Les évaluateurs te demandent ton histoire et ce qui t’a poussé à sortir du pays. Avec la route, on oubli ce qu’on savait. Parfois, il n’y a plus de contact avec le pays, on ne peut plus retrouver les documents. Les gens ne comprennent pas que notre voyage est mortel, nous avons risqué notre vie sur un zodiac. Ils ne s’intéressent pas à la vérité. »

Adjointe à la maire de Paris en charge des droits de l’enfant et de la protection de l’enfance, Dominique Versini estime que le dispositif parisien dispose d’une grille d’évaluation « la plus juste possible » et respectueuse des textes de loi. L’élue rappelle que Paris fait partie des rares départements français qui n’imposent pas la prise d’empreinte et le fichage biométrique, comme le prévoit le décret du 30 janvier 2019, issu de la loi asile et immigration du 10 septembre 2018. Elle reconnaît malgré tous les limites du procédé. « C’est un faisceau d’indices. Les jeunes n’ont souvent aucun papier. Entre un adolescent de 17 et un adulte de 19 ans, il n’y a pas grande différence. » Elle estime à environ 700 le nombre de jeunes qui forment chaque année un recours auprès du juge pour enfants. « En 2018, sur 800 recours, 256 ont finalement été évalués mineurs par les juges », assure l’adjointe à la maire de Paris. De son côté, Utopia 56 affirme que « parmi les jeunes accompagnés, environ 65% ont obtenu une reconnaissance de minorité en 2021 après avoir passé plusieurs mois à la rue ».


À 17 ans, Mussam est livré à lui-même dans les rues de Paris après avoir fuit l’Afghanistan. ©Jérémie Rochas

Les bénévoles de Utopia 56 constatent sur le terrain une augmentation significative du nombre de jeunes à la rue depuis un an. « Hier encore, nous avons rencontré six personnes devant le Demie, elles venaient d’être rejetées. Elles nous ont rejoint dans le campement », soupire Océane. Le département de Paris constate effectivement une hausse des demandes de protection de la part de mineurs non accompagnés depuis 2015. « En 2018, il y avait 1500 mineurs étrangers à Paris, il y en a 8000 cette année », indique Dominique Versini. Un changement d’association gestionnaire de l’évaluation de minorité est prévu pour l’année 2022. « Nous travaillons avec la Croix-Rouge depuis 5 ans qui n’a pas souhaité poursuivre la mission. Nous avons lancé un nouvel appel à projet, c’est l’association France Terre d’Asile qui va prendre le relais dès le mois de juillet. »


Après cinq ans de bons et loyaux services, la Croix-Rouge jette l’éponge, France terre d’asile prend la relève. ©Jérémie Rochas
Par ailleurs, l’adjointe à la maire de Paris souligne que la protection des jeunes en recours relève de la responsabilité de l’État. En 2020 la mairie avait cependant mis à disposition un hôtel du 15ème arrondissement pour accueillir 50 jeunes en recours. Une solution qui reste bien en deçà des besoins d’hébergement. « Avec Ian Brossat (ndlr : adjoint de Paris en charge du logement, de l’hébergement d’urgence et la protection des réfugiés), nous avons écrit au préfet de région pour leur proposer de nouveaux locaux pour accueillir les jeunes en recours. » Ce courrier daté du 12 mai dernier n’a reçu aucune réponse de la préfecture. Selon Océane, département, mairie et préfecture ont pris l’habitude de se « renvoyer la balle ». « Entre hébergement et protection de l’enfance, les jeunes en recours est un sujet complexe car plusieurs entités sont concernées. La préfecture en profite pour se retirer car les jeunes ne sont pas en demande d’asile ».

Un enjeu national

L’association Utopia 56 a souhaité mener cette action d’occupation place de la Bastille pour alerter sur une problématique qui ne touche pas seulement la capitale. « Le problème est nationale, dans chaque ville de France. Mais ailleurs, il y a encore moins de visibilité », déplore Océane. Dans son dernier rapport publié en février 2022 consacré aux mineurs non accompagnés, la défenseuse des droits déplorait elle aussi le difficile accès au dispositif de protection de l’enfance en France. « Ils sont confrontés à des processus d’évaluation peu respectueux de leurs droits, à la remise en question de leur état civil, de leur l’identité, de leurs parcours et de leur histoire, et à des réévaluations multiples de leur situation ». Elle regrettait également « que les examens d’âge osseux ne soient pas proscrits par la loi ».

Contactés par Lien Social, les services de l’État n’ont pas souhaité répondre à nos questions.

Jérémie Rochas

A lire dans Lien Social n°1293 le dossier Mineurs non accompagnés • Déboutés de l’enfance