L’Actualité de Lien Social RSS


• Terrain - Loire-Atlantique : les raisons de la colère

Le 20 mai, les manifestants se sont retrouvés devant l’hôtel du département de Loire-Atlantique. (c) Jacques Trémintin.

Dans l’édition du numéro 1295 de Lien Social, Fabienne Padovani, vice-présidente enfance et familles du conseil département de Loire-Atlantique expliquait combien la convention signée avec l’Etat avait permis d’améliorer le dispositif de protection de l’enfance. Ayant bien volontiers donné la parole à cette élue, il semblait légitime d’en faire de même avec les agents placés sous son autorité.

Justement, à l’appel des syndicats CGT, CFDT et FO, plusieurs centaines d’entre eux se sont retrouvés, le jeudi 20 mai, devant l’hôtel du département. Sans doute, était-ce pour se féliciter des avancées mises en avant par madame Padovani ? Pas vraiment ! Lien Social est passé de groupe en groupe, pour recueillir les raisons de la colère qui les avait poussés à la grève. Aucune revendication corporatiste chez des professionnels de terrain de l’ASE révoltés et écœurés, parfois épuisés mais combatifs face à la perte de sens de ce pourquoi ils se sont engagés.

Il y eut d’abord Adèle, donnant l’exemple du suivi dans son équipe de Xavier (4 ans) en attente d’une place en famille d’accueil. Le centre qui le prend en charge prolonge son séjour qui aurait dû cesser à ses 3 ans, âge limite des enfants qu’il accueille. Comme l’accompagnement à l’école ne rentre pas dans les attributions de l’équipe, le Conseil départemental paie cinquante euros par jour pour affréter un taxi permettant de l’y conduire et de le ramener. Les artisans taxi font manifestement fortune avec l’ASE de Loire Atlantique. Karl a aujourd’hui quinze ans. Il y a trois ans, il a dû quitter un service de placement familial spécialisé qui cessait son activité. Depuis cette date, il vit dans un gîte dans le sud du département voisin de la Vendée. Aucune proposition de réorientation dans une famille d’accueil n’a été formulée à l’équipe ASE de Virginie qui explique combien le référent de l’adolescent est bien en peine de répondre à ses demandes de rapprochement. Dans l’attente, c’est un taxi qui assure les trajets quand il passe le week-end chez elle, distante d’une heure de route.

Un peu plus loin dans la manifestation, c’est Brigitte qui témoigne du face-à-face de l’une de ses collègues avec Léonard, 14 ans, dans son bureau, à attendre une solution pour savoir où il dormirait le soir-même. C’est une chambre dans un hôtel qui fut enfin trouvée … à 21h00. Il en fut de même pour Herbert, sortant à 17 ans de l’hôpital psychiatrique. Errant dans la rue, sans solution d’hébergement, il se réfugia aux urgences du CHU. Margot explique que la référente du jeune est venue l’y chercher. Ils ont attendu jusqu’à 20h00 pour qu’une place en « résidence hôtelière » soit trouvée. Seul dans une chambre, ce n’est guère sécurisant pour un mineur. Ah mais, l’ASE de Loire Atlantique a trouvé la solution idéale : « Domino interim ». Ce prestataire a mis à disposition trois éducateurs qui se sont relayés pour assurer la prise en charge de Victor (15 ans) en hôtel. Coût de l’opération : 1 250 euros par jour, témoigne Valérie totalement désabusée !

On ne peut que se poser la question : pourquoi « ce pognon de dingue » est-il aussi mal dépensé ? Parce que l’administration veut se laisser la liberté de supprimer du jour au lendemain son affectation. Si elle l’utilisait pour mettre en place des accueils pérennisés, sécurisés et adaptés, elle aurait beaucoup de mal à en faire une variable d’ajustement budgétaire, croit savoir François, un cadre qui connaît bien les arcanes de son institution. Tant pis pour l’équilibre des mineurs protégés !

Et puis, il y a ces enfants au profil complexe qui justifieraient un accueil spécialisé avec un personnel formé et préparé à les prendre en charge. Il en existe dans le département. Mais le nombre de places disponible est notablement insuffisant. Alors, bien sûr, tout explose très vite. Régis, rencontré un peu plus loin évoque la situation d’un enfant suivi dans son équipe. Depuis 2017, Julien (14 ans) en est à son dix-huitième lieu d’accueil ! Mais, il ne faudrait pas croire que cela ne concerne que les garçons. Jacqueline (11 ans) a mis en échec successivement trois gîtes d’enfant, deux familles d’accueil et un lieu de vie. Une admission en ITEP aurait pu constituer un relais. Mais non, là aussi, elle est en liste d’attente depuis … 2017. Ces enfants d’une grande fragilité n’auront-ils pas été encore plus abîmés après leur passage par un dispositif de protection de l’enfance incapable de jour son rôle ? Poser la question, c’est y répondre… Et encore, si cela ne concernait que les profils particulièrement atypiques. Rudy est un jeune éducateur témoin, en mars 2020, du suivi de deux adolescents de 13 et 15 ans en vue de leur placement. Aucun problème de comportement. Juste la nécessité d’un éloignement avec une mère trop en difficulté. Depuis quatorze mois, ces deux jeunes ont cumulé pas loin de sept gîtes d’enfants, les accueillant au gré de leur disponibilité. Le placement en gîte est une spécialité locale. Ces lieux d’accueil de loisirs bénéficient d’un agrément de la DRAJES (anciennement jeunesse et sport) pour recevoir des mineurs sur les périodes de vacances scolaires. L’ASE de Loire Atlantique les utilise massivement, sans toutefois les soumettre à la moindre évaluation ou même visite préalables.

N’en jetez plus ! Et pourtant, il faut bien rendre compte de la réalité. En passant à un autre groupe, Maxime explique travailler en tant qu’assistant social au service des informations préoccupantes chargé de recueillir les inquiétudes portant sur d’éventuelles situations d’enfant en danger. Là, la coupe est pleine : quatre cent cinquante dossiers en souffrance, avec une moyenne d’une vingtaine arrivant chaque semaine !

Quelques pas de plus dans le regroupement et c’est Sylvie, Martine et Julie, trois assistantes sociales de secteur, qui expliquent leur impuissance à exercer leur mission de prévention. Quand elles proposent aux parents l’intervention d’un éducateur à leur domicile pour les aider face aux difficultés rencontrées avec leur enfant, elles savent que le délai d’attente est … d’un an ! Alors, elles suivent tant bien que mal la famille, pour compenser la carence de l’ASE, cette action venant se rajouter aux accompagnements du RSA, des adultes vulnérables, des expulsions locatives … sans oublier la gestion administrative des allocataires CAF, CARSAT, CPAM que ces administrations leur renvoient systématiquement, depuis le confinement : « allez voir votre assistante sociale ». Ben voyons !

Bernard, vieux professionnel de l’ASE, explique combien le travail accompli ressemble de plus en plus à de l’abattage : il n’y a plus de temps pour la réflexion, ni l’évaluation, mais de plus en plus de passages à l’acte qui multiplient les risques de dérapages dans la qualité des actions menées.

Ultime rencontre : celle avec Judith et Marie deux assistantes familiales qui expliquent combien elles se sentent livrées à elles-mêmes, comme abandonnées par l’institution. Certains mineurs qu’elles reçoivent sont à l’ASE, par défaut : le service de placement familial thérapeutique directement géré par la pédopsychiatrie n’a plus de places. Cette carence pourrait être compensée par le soin assuré en Centre médio psychologique. Mauvaise pioche : il y a, selon les territoires, entre un et deux ans d’attente.

Tous ces professionnels tentent de résister à une pression toujours plus forte. Mais les arrêts maladie se multiplient, conséquences d’un épuisement professionnel. Le turn-over sur les postes est de plus en plus rapide. Les contractuels recrutés refusent parfois le renouvellement du contrat qui leur est proposé, pas vraiment prêts à replonger dans la fournaise.
Et pendant cela, la direction reste toujours autant imperméable aux alertes et aux propositions qui remontent des professionnels de terrain. Récemment, elle a enfin rompu avec le discours tenu depuis des années mettant en cause une « mauvaise organisation ». C’est du bout des lèvres qu’elle semble commencer à admettre qu’il y a, peut-être (tous n’en sont pas certains !!!) un manque de places d’accueil. Et de se lancer aussitôt dans l’atout maître qu’elle ressort régulièrement : mandater un cabinet d’experts pour réaliser un audit coûteux dont elle ne suivra les conclusions qu’à condition qu’elles confirment ses propres convictions initiales, explique Nicolas qui en a vu passer de ces expertises trop souvent hors-sols.

La mobilisation a été un succès. Une délégation a été reçue. Des promesses ont été faites. L’exécutif du Conseil départemental de Loire Atlantique cessera ses fonctions à l’issue du second tour des élections cantonales, le 27 juin. Quelles décisions prendra la nouvelle assemblée départementale ? Les manifestants se sont promis, en se quittant, de se retrouver en septembre pour se rappeler au bon souvenir des nouveaux élus !

Jacques Trémintin