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• TERRAIN - « Nous ne sommes personne » : Épisode 4 : Ludivine*, cadre éducatif

Tableau de bord d’un service ASE
Ces professionnel(le)s de l’ASE sont investi(e)s dans leur travail
et y croient à la protection de l’enfance.
Mais, la saturation, le découragement, l’épuisement les menacent.

Épisode 4 : Ludivine*, cadre éducatif


Ce matin, au petit-déjeuner, je consulte mes mails : pas d’horaires pour moi.
En poste depuis quelques années, j’ai vu passer une trentaine d’agents sur huit postes ; trois responsables d’Unité.

Ce matin, je dois attribuer quatre nouvelles mesures, alors que chaque professionnel est déjà à trente-quatre situations. La moitié de l’équipe sera présente, le reste sera sur la route, dans toute la région pour des audiences, des placements.

À la lecture du 12ème mail, soulagement : une Ordonnance de placement provisoire a été prise, hier à 20h. Oui, soulagement, car le jeune a été aussitôt accueilli au Centre départemental enfance famille. Ils n’ont pas de place, personne ne sort la nuit mais il a été accueilli ! En journée c’est différent, l’accueil n’est pas systématique, encore moins inconditionnel. C’est le jeu de la roue de la fortune.

Début d’après-midi, en sortie d’audience, un placement est nommé, la mesure administrative au domicile n’a pas suffi. Le partenaire m’appelle, cette petite ne doit pas rentrer chez elle à la sortie de l’école. Et revoilà le dilemme :
1 - Faire la saisine pivot et appeler les collègues gérant les places d’accueil, sachant d’avance qu’il n’y aura « pas de place », que le « dispositif est saturé ».
2 – En effet plus de place. La situation est-elle si « urgente » ? Je me retrouve maître des clés, clés de cadenas bien verrouillés.
3 - Faire le tour des gîtes d’enfants ? Maintenir à domicile le temps d’une place en structure ? Choix du moins pire, du moins grave.
Et moi là-dedans ? Je ne pense plus à moi, ni à cette responsabilité, pour ne pas me noyer dans ce flot de culpabilité.

J’appelle mon responsable : si nous trouvons un gîte, la situation ne sera plus considérée comme « urgente », et donc le pivot n’interviendra plus. Il faudra attendre la plateforme. Certains attendent depuis un an, dans des gîtes qui sont à trois heures de route de mon service ! Dans ce cas, quid du Projet Pour l’Enfant, ce projet que l’on doit penser, construire, à partir des besoins. Aujourd’hui, je ne construis pas, je bidouille, compense, négocie.

Je sors du bureau, il est 18h30. Un dernier coup de téléphone sur la route, avec mon responsable. On débriefe, on se rappelle que nous ne sommes pas personnellement responsables, nous représentons une institution qui fait des choix.

Mes deux prédécesseurs sont partis après des mois d’arrêt. La question que l’on me pose le plus souvent : tu es là, mais jusqu’à quand ?

Je suis cadre, mais dans tous ces choix, je ne suis personne.

*Prénom anonymisé

Prochain épisode : Virginie*, Responsable d’unité ASE