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• TERRAIN - Journal de bord - Petit journal de campagne, puisque nous sommes en guerre... (2/3)

Par Isabelle CHEVALIER et Sylvie GAULENE, Ingénieures Sociales.
(suite du 1- Les besoins des personnes accompagnées pendant la crise du COVID 19)

2. Les travailleurs sociaux pendant la crise du COVID 19.

2.1. Les conséquences physiques et psychiques du travail social en temps de crise
Exprimant le sentiment d’être « livré à lui-même » car en télétravail, un agent explique qu’il n’arrive pas à produire deux notes qui lui sont demandées : « c’est dur d’être seul, sans aucun contact » ; est-ce un effet du confinement, une nouvelle pratique professionnelle : le télétravail sans aucune préparation ou un agent qui ne serait pas suffisamment autonome en temps normal ?

Les agents d’astreinte sur les postes d’agents d’accueil ou de travailleurs sociaux sur un lieu de travail disent qu’ils sont « vidés » le soir, ils racontent les nuits hachées, les réveils trop matinaux car ce n’est pas leur travail habituel, ils ne sont plus dans la routine, il n’y a plus de dispositifs à mettre en œuvre, plus d’orientations normées vers des partenaires institutionnels mais principalement des entretiens psycho sociaux, par téléphone, il faut multiplier les appels pour trouver des colis alimentaires.
Les agents sont inquiets des situations complexes qu’ils pourraient rencontrer sans les outils classiques à disposition. Certains se projettent aussi déjà dans « l’après » et sont dans la crainte de l’arrivée de nouvelles précarités à accompagner sans outils et dispositifs supplémentaires.
Une infirmière du secteur médico-social explique qu’elle est allée faire un footing avant de venir le matin car dans son rythme normal de travail elle est dehors toute la journée, en visite à domicile, aussi elle sait qu’elle va être confinée assise seule dans une pièce et elle anticipe pour sa santé physique et son niveau de stress. Ces professionnels soignants sont mal à l’aise de ne pas en faire assez, la perte de l’utilité sociale est très mal vécue. Certains compensent par des actions bénévoles diverses : « Bien sûr je suis contente d’être au calme à la maison et de prendre soin de mon mari, ma fille et mes animaux mais j’ai mal au cœur pour mes collègues hospitalières. Je voudrais aller aider à l’hôpital ou en EHPAD celles qui sont épuisées et en même temps j’ai peur de ce que je pourrais y voir et de ne pas tenir le choc mais je pense qu’elles ont besoin d’aide. Je suis en attendant à disposition de ma commune pour les personnes vulnérables et aussi de la SPA lorsque les bénévoles commenceront à manquer pour les animaux. Bien sûr je poursuis le suivi de mes familles par téléphone mais si ça dure jusqu’à début Mai, il faut que nous puissions aller aider nos collègues infirmières et aides-soignantes sur le terrain ... ».

2.2. Puis vient le temps d’innover : la mise en place du télétravail dans le secteur social

Au bout de quelques jours, la créativité se met en route et de nombreuses questions surgissent. Le travail social basé sur l’accompagnement et la rencontre de la personne individuelle ou collective passe au télétravail. Le professionnel est seul chez lui toujours membre d’une équipe pluridisciplinaire avec un cadre de proximité lui aussi en télétravail. Il s’agit dans l’urgence de proposer des modalités de travail opérationnelles qui permettent de poursuivre l’accompagnement social autrement, de gérer l’urgence et de traiter les priorités avec des dispositifs allégés, modifiés, sans les partenaires habituels ou de façon différentes. Une assistante sociale témoigne des freins techniques inhérents à cette notion de télétravail improvisé : « j’ai beaucoup de mal à me connecter à mon compte via mon ordinateur portable encore moins avec mon téléphone... Je suis toujours en garde d’enfant je n’ai personne pour garder ma fille. Si besoin de me joindre pour des situations urgentes je vous donne mon téléphone PERSO à ne communiquer à aucun usager. Je n’arrive pas à voir tous les mails... seulement une partie apparait  ». De nombreux professionnels sont en situation de télétravail avec leur ordinateur familial et leur téléphone personnel, des questions après quelques jours émergent « j’ai éclaté mon forfait perso, comment je fais ? », « on est plusieurs sur l’ordinateur à la maison, comment je vais m’organiser ?  ».
«  C’est pénible, il faut que je me reconnecte presque toutes les heures ».

L’innovation en tant qu’apparition de nouvelles pratiques sociales (1)
La fermeture des services publics et le confinement des personnes a rendu nécessaire des innovations dans tous les domaines du travail social pour répondre à des besoins sociaux eux-mêmes nouveaux.
Cette période inédite et exceptionnelle nécessite une adaptation, une réactivité, une inventivité qui peut ouvrir sur quelques aspects à une réflexion sur une autre façon de travailler, oui mais comment, ces questions souvent évoquées n’avaient pas jusque-là pas rencontré d’élément déclencheur.
Des questions légitimes surgissent, il faut se réunir oui mais sur quels dispositifs, les outils du télétravail n’ayant pas été forcément anticipés. L’utilisation des réseaux sociaux pour des temps de réunion virtuelles pose-t-elle un problème de confidentialité, si on écrit « comme on parle
 », mais c’est écrit, ça laisse des traces.
Une infirmière qui réalise des évaluations dans le cadre de l’Allocation personnalisée à l’Autonomie, habituellement à domicile, explique son adaptation et ses contraintes : « j’ai appelé la personne âgée, son fils était là, j’ai mis le haut-parleur pour remplir mon dossier, lui il voulait faire avec Skype mais moi je ne sais pas faire ça, j’ai WhatsApp mais pas lui, on s’est débrouillé quand même ».
Les effets de génération jouent à plein : un référent ASE cinquantenaire s’interroge : « nous avons effectivement un groupe WhatsApp que nous utilisons entre nous pour se donner des nouvelles ou conseils en tous genres mais que nous avons détaché des situations de nos portefeuilles. Nous continuons à utiliser la messagerie professionnelle (que nous avons sur nos portables pro) pour tout ce qui concerne nos situations et échanges formels. Ce fonctionnement nous convient à tous.
Mais pour ce qui est de Skype, voulez-vous dire que nous devons faire les entretiens avec les familles via cette application ? hormis le fait que personnellement je ne suis pas à l’aise avec cet outil je pense que cela peut aussi mettre en difficulté certaines familles...
Si cela est possible, j’aimerais pouvoir utiliser le bon vieux téléphone ou les mails.
 »

Le télétravail pendant cette période implique des allégements et simplifications de procédures qui sont apportés chaque jour. Il ne s’agit pas de supprimer ou de contourner les normes dans un environnement administratif réglementé mais de s’adapter pour fonctionner différemment sans papier, tampon, parafeurs, etc.

Mais le télétravail ne répond pas à toutes les situations, il faut répondre à l’urgence, à l’aide alimentaire, au placement en urgence avec de nouveaux protocoles et des modifications d’organisation qui fluctuent au jour le jour.

2.3 les personnels d’astreintes ou comment concilier la protection des usagers et la protection des personnels
Il s’avère rapidement nécessaire de mettre en œuvre une procédure d’organisation qui peut être différente selon les collectivités mais qui répond au même impératif : répondre à l’urgence et aux missions prioritaires. Certains mettent en place des personnels qui vont, en présentiel, assurer un service minimum, la gestion des urgences, le plus souvent par de l’accueil téléphonique. D’autres privilégient le télétravail, font de l’accueil et du soutien téléphonique de leur domicile. Mais quelle que soit la modalité installée, tous sont mobilisés sur le terrain pour ce qui ne peut être mis en œuvre à distance, les placements, les évaluations en protection de l’enfance, les visites postnatales signalées par les hôpitaux.

Les agents réquisitionnés, ne présentant pas de contre-indication à ces activités, sont mobilisés, beaucoup sont volontaires mais tous sont inquiets de ne pas pouvoir être confinés. Certains demandent à être positionnés en télétravail. Quelle prise de risque personnel chaque agent du service public est-il prêt à assumer pour assurer ses missions ? Ce qui peut être plus évident pour des soignants, l’est moins pour d’autres professions.
Une psychologue s’interroge : «  je reste préoccupée par les demandes faites à nos collègues et la nécessité qu’ils ne soient pas exposés au Covid 19, en espérant que le matériel de protection sera mis à leur disposition, pour mettre en œuvre un placement. »
Un référent expose toutes ses inquiétudes que d’autres ne verbaliseraient peut-être pas : «  je m’interroge réellement sur la place du référent quel qu’il soit ce qui implique non seulement une mise en danger des agents si toutes les protections nécessaires ne sont pas fournies (mais certainement le seront-elles !) En ce qui me concerne, je refuserais catégoriquement ce trajet. »
Les cadres intermédiaires responsables des équipes sur le terrain, interrogent leur hiérarchie, demandant la mise en place de protocoles pour expliquer et dédramatiser auprès des équipes la mise en œuvre de ces procédures exceptionnelles dans le respect des normes de sécurité imposées par la crise sanitaire. Qui s’assure que les professionnels ne vont pas aller dans un foyer contaminé, quel équipement va être mis à disposition ? Si à l’issue de l’évaluation de l’information préoccupante, la situation ne relève pas d’un placement, que peut-on proposer dans une période où il n’est pas possible de mettre en œuvre une mesure éducative à domicile, une orientation CMP, des activités sportives ou de loisirs ?

Malgré tout, des équipes restreintes assurent cette gestion de crise, à la recherche de solutions sur les territoires, ils font fonctionner leurs réseaux pour continuer à trouver des réponses.
Ces équipes composées parfois de personnes qui ne se connaissent pas et regroupées dans des locaux, forment immédiatement un groupe cohésif, soudé, solidaire qui se soutient et s’entraide : « tout est en ordre de marche, mais ça fait quand même bizarre de voir de gens que l’on ne connait pas dans les bureaux des collègues… ».
Un autre agent d’accueil témoigne «  finalement au téléphone les usagers étaient faciles, il n’y avait pas trop de plaintes, ils veulent surtout être rassurés, mais pour nous c’est un peu lourd sur les horaires », témoignant ainsi à la fois de ses craintes initiales et de la lourdeur de la tâche qui lui a été confiée.
Ceux qui sont dans leurs locaux habituels ont plus de difficultés à sortir de leur travail habituel que ceux qui sont immergés dans une réalité nouvelle qui va avec des activités nouvelles. D’autres membres d’équipes se retrouvent directement sur le terrain pour une mission en urgence comme un placement, mais tous se sont adaptés.
Les placements se font dans des conditions d’extrême précaution, chacun s’est adapté aux circonstances dans un délai très court : «  J’ai pu avoir des gants et masques pour la jeune et moi. Nous venons de la récupérer au domicile maternel. Tout s’est déroulé dans le calme. ». Chaque partenaire est vigilant et mobilisé, les services de gendarmerie interviennent si nécessaire notamment dans les mesures de placement les plus problématiques avec des travailleurs sociaux. Interpellés pour des situations conflictuelles au domicile, ils sont aussi amenés à intervenir dans le cadre d’enquêtes pénales ordonnées par le magistrat.
Un référent de l’Aide Sociale à l’Enfance raconte : « je me suis présentée au CDEF, la jeune n’a pas voulu venir au rendez-vous médical de ce jour. Elle n’a pas donné d’explication. Elle est restée au lit, sous la couette, sans que nous puissions échanger avec elle. Malgré tout, la clinique nous propose un autre rendez-vous ». Un autre professionnel déclare : « j’ai effectué le placement directement à partir de la gendarmerie après l’audition de la mère qui est partie avec les pompiers ».

Mais comment mesurer l’impact réel sur les situations les plus prégnantes ? Le confinement dans des conditions familiales complexes ou dans un établissement médico-social est source d’anxiété exacerbée, que peut-on en comprendre et analyser ? Rien dans l’immédiat.

(1) Anne KUPICKER, Olivier COUSSI," compréhension d’un cas d’innovation institutionnelle au travers de la théorie de la traduction éclairé par les proximités de ressources », Gestion et management public, 2017/1.

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(à suivre 3. Le management par le télétravail en temps de crise)

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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