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• TERRAIN - Journal de bord - Confinement : créativité et usure (2)

Par JS, chef de service éducatif.

Transition. Il faut l’exfiltrer du territoire ennemi ! Car l’ennemi, c’est le contact humain. C’est de plus en plus chaud cette histoire. Une éducatrice m’appelle. Elle veut revenir au front depuis sa Bretagne, malgré ses peurs et l’avis de sa famille. La ouf ! On organise l’exfiltration de notre volontaire et notre revenante courageuse mais flippée prend le relais par tranche de 48h. Alors il faut trouver sa doublure. Ça marche, mais le confinement a du plomb dans l’aile et on n’est pas au bout de nos surprises.
Retour à notre volontaire. Je lui prends un rendez-vous pour qu’il aille faire le test. La relation contamine, on l’a compris. Il ne veut pas. Ok, je respecte. Tu vas voir ton médecin, tu te reposes et je prends de tes nouvelles régulièrement. La culpabilité m’envahit. « Jusqu’ici tout va bien ! Mais l’important, c’est pas la chute, c’est l’atterrissage  » (4). Chaque jour qui passe est un jour de gagné quand tout le monde va bien ! Ça tourne dans ma tête, allez prends un verre de vin, ça ira mieux ! Pas si sûr !
Injonction paradoxale pour de vrai ou l’impossible mission d’accueillir en urgence en plein confinement. Le réel impitoyable et glacial nous rattrape. Il va falloir penser à réaccueillir des nouveaux et à orienter les gamins présents comme si de rien n’était : « Vous voulez dire comme avant la crise sanitaire ? Vous savez que c’était déjà tendu avant. Mais là, c’est complétement insensé ! Vous n’avez pas réfléchi à cette question là-haut ? Il y avait peut-être des choses à mettre en place, transformer des lieux, en ouvrir d’autres adaptés à la situation. Cela éviterait des fermetures en raison des contaminations et cela préserverait les lieux qui fonctionnent et les personnes qui y sont. Inventez, créez ! Venez voir sur le terrain comment on s’y prend, pour vous inspirer et nous aider… pour de vrai. Nos locaux ne sont pas vraiment adaptés à la situation. Pas sûr que quelqu’un les ait au final !  », « Et on peut fermer si les personnes ne veulent plus venir travailler ou tombent malades ?  » « Non, vous resterez ouvert quoi qu’il arrive ! »
Quitte à travailler avec des inconnus auprès des jeunes, nous avons compris. On marche sur la tête et les éducateurs sont de la chair à canon. Combien sont morts, d’ailleurs ? Juste du descendant absurde, pas d’innovation, aucune logistique aidante. Ah, si pardon ! Ils nous ont donnés des masques chirurgicaux, du gel, des gants, un peu de blouses et un seul thermomètre au bout de quelques semaines. Cela évitera que les éducateurs exercent leur droit de retrait. Mais il a fallu que notre petite association s’organise pour nous livrer ce matériel et on ne sait pas si ce sera renouvelé dans la durée. En revanche, on a reçu plein de consignes sanitaires à mettre en œuvre avec nos seuls moyens et notre huile de coude.
Sidération. En une phrase, nos chères tutelles venaient de balayer un travail digne de Fernand Deligny et de Jean Cartry réunis où nous étions passés en un temps record de l’accueil d’urgence à un lieu de vie quasiment autogéré. Mais au fait, orienter où ? La plupart des foyers ont gelé leurs admissions. Nous savions que le questionnement du début allait se poser concrètement.
On n’était pas du tout à l’aise, partagé, ambivalent et flippé : assurer nos missions, accueillir en urgence d’un côté, protéger les gamins déjà présents et les éducateurs au passage. Intenable. Le confinement commençait à prendre l’eau, d’accord mais là, tout cède ! Puis l’urgence est partout, pas que chez nous.
Les éducateurs résignés accueillent finalement un gamin fugueur gentiment déposé par les policiers. On remonte à 4 gamins. Le lendemain, un éducateur de son foyer d’origine vient le chercher. Les gamins continuent de fuguer pendant le confinement ! Le binôme éducatif fraichement constitué dans le service doute, se questionne. Il y a quelque chose qui continue à ne pas tourner rond. Et si les gamins que nous accueillons sont contaminés, on fait comment ? Et comment le savoir ? On a tenu avec notre jeune symptomatique ultra-confiné mais ce n’est pas sûr que ça marche à chaque fois.
Rupture. Papa-radiateur fatigue et voit partir en vrille tout ce qu’il avait mis en place. Moi aussi, je fatigue à distance, je craque à en pleurer, une fois de plus. Deux autres gamins sont accueillis. J’ai été appelé en pleine nuit par le service orienteur. Je connais un des gamins, je sais que ça ne va pas tenir. Pourquoi est-il toujours sur une place d’urgence, d’ailleurs ? On monte à cinq jeunes. Les deux fuguent au bout de quelques heures pour aller « faire de l’argent ». Ça sent le réseau prostitutionnel ! Encore une déclaration de fugue pour chacun. C’est la réponse toute faite. Leurs accueils n’avaient aucun sens ni pour eux ni pour nous et tout le monde a pris des risques.
Le lendemain matin, le couperet tombe à 7h30. Papa-radiateur jette l’éponge. Je n’ai pas dormi depuis l’appel téléphonique de cette nuit, car je savais que ça allait arriver. Deuxième exfiltration à organiser. Avant de partir, il blinde l’organisation du lieu de vie redevenu accueil d’urgence, en affichant les consignes de fonctionnement pour ceux qui vont prendre le relais. Mais qui ? Avant de partir, il faut faire un signalement pour ces fugueurs brutalisés par la marchandisation de l’être humain.

(4) Hubert dans La Haine, Mathieu Kassovitz, 1995

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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