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20 septembre 2023

🖋 Tribune • L’enfer reste pavé de bonnes intentions : le cas Emmaüs Par SaÏd Bouamama, sociologue

L’entrée en grève, il y a bientôt trois mois, des Compagnons d’Emmaüs Saint-André a surpris et bousculé de nombreux citoyens. L’incrédulité a été fréquente, la méfiance vis-à-vis des propos des grévistes tout aussi importante, l’hypothèse d’une manipulation par des ingérences extérieures également récurrente.

Ces grévistes ne font rien de moins que de dénoncer l’existence de pratiques « esclavagistes » dans une association porteuse de l’image de l’Abbé Pierre et avec elle de valeurs fortes humanistes, communautaires et égalitaires. Résumant leur condition, les grévistes clament depuis le début de leur mouvement : « quarante heures de travail par semaine pour 150 euros par mois ».

Certains compagnons travaillent à temps plein depuis plus de six ans dans la communauté et subissent un déni du droit du travail. ©Jérémie Rochas

Le dépôt d’une plainte collective pour traite des êtres humains et pour travail dissimulé est venu depuis documenter les conditions de possibilité d’un tel système de surexploitation fonctionnant depuis plus de trois décennies : organisation et vie quotidienne en entre-soi avec limitation des contacts extérieurs ; pratiques d’intimidation, d’humiliation et propos racistes ; atteintes à la santé physique et mentale dans une logique de rentabilité maximale ; rapports sociaux maternalistes autour de la figure centrale de la directrice ; etc. Bref à part la violence physique directe se retrouvent ici tous les éléments de la logique de la plantation esclavagiste.

Surexploitation et cynisme

L’entrée en grève de deux autres Emmaüs de la région, à Grande-Synthe et à Tourcoing, révèle à la fois des continuités et des différences. Si aucun des deux autres centres ne peut se comparer dans l’horreur au degré de surexploitation et de cynisme économique de Saint-André, de nombreux points communs sont néanmoins repérables : pratiques d’humiliation et propos racistes, idéologie paternaliste ou maternaliste, pression à la production, entre-soi, etc. Une telle situation révèle un système institutionnel dysfonctionnant comportant des zones de floues autorisant des dérives extrêmes comme à Saint-André, ou à des pratiques scandaleuses et contradictoires avec les valeurs proclamées. Bref, Saint-André fait ici fonction de miroir grossissant d’une logique plus globale. Si à Tourcoing et Grande-Synthe le statut OACAS a pu limiter les dégâts de cette logique, il ne l’a pas entièrement empêchée.

Sans être exhaustif, abordons trois niveaux de questions posées par ces grèves. Le premier niveau est celui du statut d’organisme d’accueil communautaire et d’activité solidaire (OACAS) et de ses zones de flou. Ce statut permet à des personnes en situation de pré-insertion socio-professionnelle de participer à des activités encadrée. La non-précision d’un certain nombre de droits et le flou de la notion de « participation à la vie communautaire » laisse prise à de nombreuses dérives.

Lien de dépendance

Plus grave, l’hypocrisie gouvernementale validant ce statut ne donnant pas droit à la régularisation automatique après trois ans de vie communautaire est productrice d’un lien de dépendance total entre le compagnon et le responsable de la communauté.

Elle ancre le compagnon dans une obligation de rester dans la communauté par crainte de perdre son logement ou d’avoir un mauvais rapport de la communauté à la préfecture et donc de ne pas être régularisé. Le statut OACAS n’est certes pas à jeter avec les eaux sales des dérives, mais à condition qu’il soit amendé sur au moins deux axes : celui des droits de référence du compagnon qui devrait être à la fois précis et définit en proximité la plus forte possible avec le droit du travail d’une part et celui de la régularisation qui sans automaticité après une durée définie ne peut que produire un lien de dépendance contradictoire avec la notion même de « communauté » d’autre part.

Said Bouamama du Comité des sans-papiers 59 et David Guiraud de la France Insoumise sur le piquet de grève d’Emmaüs. ©Jérémie Rochas

Le second niveau de questionnement est celui de la privatisation de l’action en direction des plus démunis de nos concitoyens. Il est certes possible de confier à des associations une partie de ce travail, mais à condition de fournir les moyens financiers de cette action. Faute de cela, le principe de rentabilité conduit logiquement à orienter tendanciellement le fonctionnement vers le modèle salarial avec de surcroit l’absence des droits formels du contrat de travail.

L’hypocrisie des politiques publiques en la matière fait basculer inévitablement de la logique de la solidarité à celle de la charité avec de surcroit une contrainte de rentabilité conduisant tôt ou tard, peu ou prou selon les réalités économiques locales, à des pratiques de surexploitation.

Privatisation sans moyens

La privatisation sans moyens de l’action publique conduit ainsi à l’invention de modèles hybrides qui dans les cas les plus extrêmes empruntent des éléments aux rapports sociaux féodaux ou esclavagistes.
Le troisième niveau est celui de Saint-André dans lequel le CA et la direction n’ont même pas demandé le statut OACAS pour ne pas devoir répondre aux quelques obligations qu’il comporte et en particulier au paiement des charges sociales et à la prise en charge de toutes les dépenses nécessaires à une vie quotidienne digne.

Le simple fait qu’un tel système ait pu porter le nom d’Emmaüs et être membre de cette fédération est significatif. Le fait que l’institution Emmaüs nationale mettent autant de tant à condamner clairement les pratiques de cette institution, à les exclure immédiatement de la fédération, à protéger les victimes de la « traite » faite en son nom, etc., ne permet certes pas de conclure que toutes les communautés Emmaüs sont du même type, mais permettent sans grand risque de conclure que Saint-André n’est pas une exception.

En visibilisant ces questions, les grèves des compagnons d’Emmaüs sont historiques. Elles mettent au grand jour les dégâts énormes de la privatisation de l’action sociale, du business de l’humanitaire, du basculement du solidaire à la charité et plus globalement du capitalisme débridé. Ces questions sont au cœur de la crise de sens du travail social et plus largement de la barbarie sociale qui s’installe lentement du fait de la domination de la seule loi de la rentabilité et du profit sur l’ensemble des politiques publiques.

SaÏd Bouamama est sociologue et militant du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP), porte-parole du comité des sans papiers 59

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