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► LE BILLET de La Plume Noire • Les limites de l’orientation


Aujourd’hui, c’est réunion. Le cas de Sonia a été mis à l’ordre du jour. Ces derniers temps elle pose beaucoup de problèmes. Sa référente ASE (1), Madame Labrique, assistante de service social, s’est spécialement déplacée pour l’occasion. La directrice de la MECS (2) , madame Piquette, a également quitté son bureau pour se retrouver autour de la table avec l’équipe éducative. François Durand, éducateur spécialisé de son état, subodore qu’elle veut réorienter Sonia et qu’elle va prêcher sa cause auprès du département. François Durand accepte difficilement les « réorientations » des enfants. Ce n’est pas l’avis de sa collègue éducatrice Brigitte Poulette « Je pense que l’on est arrivé au bout de ce que l’on pouvait offrir à Sonia. Nous ne pouvons plus grand-chose pour elle » lui avait-elle déclaré quelques jours auparavant.
Sonia a quatorze ans. Elle ne s’approche jamais de trop près du savon, du shampoing et d’autres produits de toilette divers et variés. Il lui arrive de trimballer avec elle une odeur qui n’est pas des plus ragoûtante et sa chambre est à son image. Parfois, on entend s’échapper de cette pièce un long gémissement orgasmique des suites d’une masturbation frénétique par frottements énergiques sur le bois de sa tête de lit. Violente verbalement et physiquement, elle s’autorise à entrer dans la chambre des autres enfants pour accaparer quelques-unes de leurs affaires. Par ailleurs, elle passe son temps la tête dans le réfrigérateur à la recherche de mets qu’elle va pouvoir engloutir, telle une ogresse, bien cachée dans les toilettes. Au bout du compte, elle emmerde tout le monde.
Scolarisée en SEGPA (3) , la question de son développement cognitif reste posée, et ce depuis son arrivée sur le home d’enfants. Sa mère est déficiente mentale légère (puisqu’il faut nommer les choses) et passe beaucoup de temps à l’hôpital. Son père est décédé. Hormis son grand-père qui la récupère de temps en temps, Sonia ne sort presque jamais en famille.
Dernièrement, elle vient de livrer à l’équipe éducative une lettre d’une page et demie conclue par ces quelques mots : « Moi, je ne suis rien, je n’existe pas. »
Cela inquiète Madame Piquette. Elle est même tellement inquiète qu’elle veut la réorienter : « Nous avons atteint nos limites, nous sommes dépassés par le comportement de Sonia, nous ne sommes pas des soignants, nous c’est l’éducatif, elle relève du thérapeutique » sont autant de formules employées par la directrice pour apaiser son sentiment de culpabilité et justifier la réorientation.
« Pourquoi être gêné par le fait d’être dépassé par cette enfant ? N’est-ce-pas le propre de l’éducation spécialisée de faire avec “ ce qui dépasse ” ? Quelles limites avons-nous atteint ? Et si c’est le cas, n’est-ce pas le rôle de tout éducateur qui se respecte d’amorcer une réflexion sur ses propres limites et continuer ainsi à travailler “ avec ce qui ne marche pas ” au lieu de fantasmer un “ lieu autre ” censé être plus adapté ? Est-il si sûr que ça que nous ne soyons pas des soignants ? Peut-on continuer à nier le côté thérapeutique de notre intervention ? » se demande sur sa chaise François Durand. Autant de questions qu’une réorientation empêche peu ou prou de se poser.


  1. Aide Sociale à l’Enfance
  2. Maison d’Enfants à Caractère Social
  3. Section d’Enseignement Général et professionnel Adapté

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