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► FORUM - Lettre à mon éduc

Par C. G.


Lettre de N. à son éduc, octobre 2016

Chère C.,

Depuis notre rencontre il y a 18 ans, tu as toujours été là pour moi, pour mon frère, pour nous. Je t’en serai toujours reconnaissante et je ne t’en remercierai jamais assez. Cela m’a beaucoup aidé durant mon enfance et mon adolescence, pour mon bien-être et ma stabilité. Cette bonne entente nous a permis de réaliser beaucoup de choses, d’avancer, de progresser. Tu as toujours su caler un rendez-vous afin d’échanger, quand le moral n’y était pas, évacuer ma peine parfois. Ces discussions m’ont apporté beaucoup de bien, m’ont permis d’accepter les choses telles qu’elles sont, de voir les choses différemment. Je n’oublie pas tes cartes, tes dessins, ton soutien, tes félicitations. Je n’oublie pas ton accompagnement lors des entrevues avec le Juge des Enfants, pour les contrats jeune majeure également. Je n’oublie pas ta présence lors de l’enterrement de Maman. Je n’oublie pas toutes les démarches que tu as entrepris pour des aides financières. Ou bien tes démarches comme les rendez-vous constructifs avec Papa pour l’arbre généalogique ainsi que les discussions que tu as pu avoir avec notre entourage quand il y a eu des petits soucis. Ta si bonne collaboration avec ma famille d’accueil a été essentielle à notre bon développement et à notre épanouissement. J’ai beaucoup d’admiration pour ton travail et cela m’aidera beaucoup dans mon futur métier et dans la vie de tous les jours. Le non-jugement, la tolérance, le recul nécessaire pour se préserver, le travail en équipe, j’en aurai aussi besoin et j’ai d’ores et déjà compris ce que c’était. Je te souhaite une très bonne continuation aussi bien sur le plan professionnel que personnel.

Je te fais de gros bisous,

N.


Réponse de C. à N., Janvier 2022

Ma chère N.,

Voici déjà quelques années que tu m’as adressé ce courrier, qui m’avait tant émue. Cette lettre, je l’ai gardée précieusement, comme un talisman, elle a trouvé sa place dans mon agenda, année après année. Je la relisais quand il était nécessaire que je retrouve foi en mon métier d’éducatrice. Elle me persuadait que j’avais eu raison, pour toi et ton frère, mais aussi pour tous les enfants que j’ai rencontrés, de travailler comme je le faisais, accordant leur place à vos parents, respectant vos histoires de vie, répondant à vos besoins, pendant les 26 années passées en protection de l’enfance. Je l’ai aussi partagée cette lettre, avec certains collègues, quand parfois le doute les envahissait. Non, nous ne travaillions pas pour rien, oui, nos actions professionnelles, nos savoir-faire et savoir-être pouvaient infléchir positivement des histoires de vie. Aujourd’hui tu as concrétisé ton projet professionnel, et tu es infirmière. Avec ton compagnon, vous êtes depuis quelques mois parents d’une jolie petite fille. Tu as su créer ta famille. Et cela m’émeut et me réjouit. J’aime à croire que ma présence, et celle d’autres adultes bienveillants, notamment ta famille d’accueil, aura permis que tu avances plus sereine dans la vie. Mais je dois te dire qu’aujourd’hui, ma petite N., je renonce à mon métier d’éducatrice. Ce métier, je n’ai pas peur de dire que je l’ai passionnément aimé. Il a tenu dans ma vie une place très importante. Ce n’était pas juste un boulot. J’ai aimé toutes ces rencontres humaines, j’ai aimé tous ces échanges, j’ai aimé partager des émotions, avec les familles, les enfants, les collègues. Oh bien sûr, tout n’a pas toujours été rose, il y a eu des moments difficiles, des moments de doutes. Mais j’ai aimé lutter de cette manière contre les injustices, et à ma toute petite échelle, contribuer à plus d’humanité, avec humilité et humour. Mais au fil des années, le contexte professionnel s’est gravement dégradé. Les procédures, les référentiels, les logiciels, les courriels, sont venus alourdir notre quotidien. La pression, le stress, les situations compliquées et l’absence de solutions adaptées faute d’avoir su accompagner les changements en écoutant ce que le terrain peut dire, le désengagement des partenaires également soumis à la baisse de moyens, sont devenus des plaintes récurrentes. Récurrentes mais inaudibles. Il a fallu continuer, malgré tout, à tenter d’être présente, à essayer de répondre aux demandes, à continuer d’accompagner, de soutenir, à toujours garder le sens du métier, essayer, être là, surtout être là auprès de celles et ceux qui en ont besoin... Quand, face à la charge de travail exponentielle, à l’impossibilité de récupérer les heures supplémentaires, on nous propose gentiment de faire une journée de télétravail par semaine pour nous protéger des sollicitations, ou de baisser notre niveau d’exigence quant à la qualité de notre travail, ce n’est juste pas possible. J’ai craqué. J’avais tenu les derniers mois avec de la chimie : somnifères car j’ai découvert l’insomnie et l’envahissement nocturne de mon cerveau par le travail, et anxiolytiques, pour diminuer le stress. Jusqu’au moment où cela n’a plus été possible et où l’angoisse a pris le dessus, avec son cortège de manifestations physiques : boule dans la gorge, envie de vomir en allant au boulot, envie de pleurer permanente... Jusqu’à l’effondrement et l’arrêt-maladie. Alors je lâche l’affaire. J’ai beaucoup donné dans ce métier, et beaucoup reçu aussi. Cela restera en moi. J’aurai préféré continuer, jusqu’à la fin de ma carrière. Cela n’aura pas été possible, je suis tombée avant. Tombée d’épuisement, tombée de désarroi. C’est difficile tu sais de renoncer à cette part d’éduc, qui me constitue. C’est comme devoir m’amputer d’un morceau de moi-même. Mais cette partie a commencé à être malade, et je veux éviter qu’elle contamine le reste de ma personne. Voilà ma petite N., je garde précieusement tes mots, ce témoignage de ce qui a été. Cela réchauffera toujours mon cœur. Je t’écris cela aujourd’hui et je le partage, pour laisser une trace. Notre travail d’éduc, c’est comme l’encre sympathique : il est invisible de prime abord, mais quand il se révèle au grand jour, il raconte de belles histoires.

Je t’embrasse,
C.