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► FORUM - Entre deux mondes : mes études d’AS en zone de deal

Par Célia Rünneburger, assistante sociale


J’ai 26 ans. On pourrait penser qu’à cet âge-là, on a vécu assez de choses pour être confiant à l’idée d’aller à la rencontre d’inconnus. Moi non. Je suis timide, introvertie et vite impressionnée.

Mais surtout, je vais à la rencontre d’inconnus, qui dealent, dans la cité des Flamants, bien connue de la BAC de Marseille pour être une plaque tournante de la drogue.

Je vis dans cette ville depuis peu, dans un quartier bobo, familial, chaleureux et accueillant. Il ressemble au village dans lequel j’ai grandi, perdu dans les vignobles vauclusiens. Tout ce que je connais alors de Marseille, c’est ce que j’en vois à la télé : « Plus belle la vie », mais aussi et surtout les règlements de compte dans les quartiers.

« Je ne viens pas pour ça »

Oui, c’est moi qui parle. Je vois ces jeunes choufs interloqués, tout aussi surpris que moi de ma démarche.

Maintenant, comment leur dire ? Comment leur dire que tous les jours, je passe devant eux quand je prends le bus. Que je les vois, assis sur leurs chaises de fortune, souvent des épaves de caddies du centre commercial du Merlan, un peu plus loin. Que je les vois, orienter les clients et guetter la police, sous la chaleur tapante du soleil ou dans le froid du mistral glacial. Mais surtout, que je les ai vus au début, et que maintenant je ne les vois plus.

Probablement de la même manière que les autres étudiants, les profs et les professionnels qui interviennent à l’IRTS les ont vus, puis ne les voient plus. De la même manière qu’ils les oublient.

Fondus dans le décor

A nos yeux, ils sont désormais fondus dans le décor. Et c’est le cas de le dire : devant leur point de deal, un tag. Dans ce tag, un palmier. Dans ce palmier, le chouf.

Comment leur dire ? Que j’aimerais rendre visible ce qui ne l’est plus aux yeux des autres. Que je voudrais qu’on les voie, vraiment. Qu’on les considère, ces minots. Qu’on les voit autrement que comme ces « voyous » dont certains disent être « bien contents » qu’ils « s’entretuent ». Qu’on les rencontre dans leur singularité, dans leur entièreté.

Si le « boss » du réseau me dit qu’il ne veut rien faire d’autre, malgré les risques du métier, ce n’est pas le cas de ces jeunes.



« Bonne nouvelle : notre histoire et notre photo ont plu au jury. » Ils sont morts de rire : « C’est la meilleure note qu’on a eue à l’école ! » ©Célia Rünneburger

« Oui, on sait qu’il y a une école de travailleurs sociaux à 50 mètres, mais nous, on nous laisse dans notre galère. On est jeunes, on n’a rien, pas de diplôme. Nous on n’a pas envie de faire ça, mais on ne trouve rien d’autre ».

DC3. Communication professionnelle. On me demande, pour l’obtention de mon diplôme, de « partager et mettre en avant un moment fort de la formation ». J’ai de vagues idées, mais rien ne me fait vraiment vibrer. On nous propose différents supports : théâtre, dessin, infographie, jeux de société… Je choisis l’atelier photo. Je ne sais pas encore ce que je veux faire, mais je sais déjà que je veux le faire avec ces jeunes.

« Ça vous dit de faire une photo avec moi pour parler de ça ? Je présenterai notre photo pour mon diplôme, ça m’aiderait beaucoup. »

C’était simple, finalement

Je souhaite qu’on partage nos idées, on s’aperçoit qu’on a les mêmes. On pose, on cadre, tout est fluide et naturel. Cette alchimie me surprend. On est si différents, mais le temps d’un instant, on partage la même vision.

Mieux, on se voit de nouveau, eux et moi. Mais aussi, on se voit nous-mêmes, et on constate qu’on peut être autre chose : autre chose que le « chouf », autre chose qu’une étudiante si peu confiante en elle.

Nos deux mondes se rencontrent autour de ce tag, et donnent lieu à une création commune, notre photo.

« Eh les gars ! »

L’histoire continue, à l’occasion d’autres rencontres.

D’abord, je leur montre la photo que j’ai fait imprimer sur plus d’un mètre. Après l’étonnement, « elle l’a vraiment fait ! », je crois capter un peu de fierté dans leurs yeux.

Plus tard, je leur annonce la bonne nouvelle : notre histoire et notre photo ont plu au jury. Ils sont morts de rire : « C’est la meilleure note qu’on a eue à l’école ! ». Cette fois, je la vois distinctement, la fierté dans leurs yeux.

Enfin, j’ai imaginé retourner les voir, avec dans ma main un magazine. Dans le magazine, le tag. Dans le tag, notre histoire. Mais les choses ont changé depuis deux ans : les bâtiments sont en train d’être détruits, et avec eux le tag. Leur point de deal n’est plus là, et peut-être ces jeunes sont-ils ailleurs, eux aussi. Au fond de moi, c’est ce que je leur souhaite.