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► LE BILLET de Vince • Les petites bananes vertes

Les petites bananes vertes arrivent en France par caisses entières, après avoir été cueillies prématurément. Elles voyagent dans des soutes réfrigérées et rejoignent des chambres de maturation avant de rejoindre nos étals, dès qu’elles colorent un peu.
Les petites bananes vertes manquent de saveur. Elles ne sont pas prêtes. On veut les faire mûrir trop vite, au nom de la rentabilité et du profit.
Les petites bananes vertes, elles sont comme les gamins de nos institutions à qui l’on demande de grandir plus vite que les autres. Arrachés eux-aussi à leurs arbres bien avant les premiers signes de maturité, ils sont placés et traités. On les gère d’ailleurs comme des stocks de fruits, tributaires du cours et du prix de journée. Dès que les gamins viennent à manquer dans les rayons, le gestionnaire appelle le fournisseur et négocie, à grands coups de discussions tarifaires et de CPOM*.
Comme les petites bananes vertes aspergées d’azote, on conditionne les gamins pour qu’ils mûrissent plus vite que les autres. On exige d’eux de l’AUTONOMIE, le plus rapidement possible, à grands coups d’objectifs écrits dans les projets personnalisés. On ne leur laisse pas le temps.
Les petites bananes se vendent et se consomment à peine qu’elles jaunissent. Leur peau est jaune mais leur chair est ferme, encore bien verte. Les gamins de foyers sortent dans le même état, en apparence prêts à affronter le monde mais immatures au cœur. On les lance dans les circuits de grande distribution, soi-disant préparés à vivre seuls en appartement à 17 ou 18 ans. Et on s’étonne souvent qu’ils se fassent manger tout crus.
Qui exigerait de ses propres enfants une telle maturation express ? Qui oserait pousser son gosse à la rue, sous prétexte qu’il est grand temps de signer un Contrat Jeune Majeur ? Certains jeunes y ont d’ailleurs laissé leur peau (de petites bananes vertes), lâchés dans des hôtels.
Les travailleurs sociaux de nos institutions finissent par accomplir des actes mécaniques, par ne plus se poser de questions. Ils gèrent des stocks de gamins, au gré des flux de consommation, un peu comme on fait de la mise en rayon en supermarché sans trop se poser de questions sur la qualité des produits que l’on expose, un peu dans le déni de certaines questions éthiques sur les conditions de production. On ne gère pas l’humain ! On l’accompagne, avec ses singularités, ses temporalités, ses réalités.
Il est grand temps de considérer le système de la Protection de l’Enfance comme autre chose qu’un entrepôt de grossiste qui répond aux commandes de ses clients, en fonction des besoins commerciaux. La loi Taquet est bien insuffisante pour sortir de cette logique marchande. Nous devons impérativement accompagner les enfants dans des processus de maturité longs, responsables et raisonnés (comme l’agriculture).
Le cours de la banane ne m’intéresse pas. C’est son goût qui est important. La qualité se paye un peu plus cher, c’est vrai. Mais quel est le coût social réel d’une économie low-cost où nous finissons par nous blesser en glissant sur les peaux de bananes pas mûres qui jonchent nos trottoirs ?

*Contrat Pluriannuel d’Objectifs et de Moyens.