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► LE BILLET de Vince • Arrête ton char !

L’analogie avec la triste réalité en Ukraine me fait douter de l’expression usuelle en travail social : « il faut se blinder dans nos métiers ». Se blinder ? Vraiment ?
Blinder (verbe transitif).
1. Garnir de blindes une tranchée ou un ouvrage fortifié pour le protéger de la vue de l’ennemi.
2. Revêtir un abri ou un engin (char de combat, vaisseau, etc.) de blindages.
3. (Familier) Endurcir, rendre insensible : les épreuves l’ont blindé. Synonyme : cuirasser.
Il faudrait se blinder de quoi en travail social ? Se protéger de quel ennemi ? Se revêtir de boucliers pourquoi ? Peut-on vraiment venir au travail comme les chars avancent sur Kiev ? Quelle est la signification de cette posture défensive qui instaure une étanchéité absolue des émotions ?
Accompagner des personnes en souffrance implique une exposition à des affects négatifs (tristesse, peur, colère, exaspération, dégoût…), de manière brutale ou insidieuse. Ces émotions sont-elles nécessairement toxiques ?
Effectivement, la manière instinctive de se protéger d’un danger potentiel est de le mettre à distance, de le dissimuler. Toutefois, venir bosser en char d’assaut semble poser quelques problèmes majeurs. Le blindage agit plutôt sur l’usager en miroir de sa propre violence. En lui exposant une volonté de se protéger de lui, on le renvoie forcément à sa dangerosité et à son potentiel pouvoir de nocivité. Les postures défensives du travailleur social affichent clairement, de manière pas toujours consciente, une intention d’hostilité.
S’équiper contre le dogme de la non-implication affective dans la relation éducative, tel que le préconise Philippe Gaberan, nécessite, non pas de se doter d’armes et de moyens de protection, mais d’outils de régulation des émotions. La fameuse question de « la bonne distance » ne trouve aucun écho dès lors qu’elle est réduite à des considérations de dualités ennemies.
Mais pour accepter les résonances (au sens du concept développé par Mony Elkaïm) de l’autre en soi et ne pas l’envisager d’emblée comme une menace d’altérisation, encore faut-il que les institutions s’inscrivent dans des processus de « pourparlers » ! Malheureusement, les managements à la Poutine se font légion et ne favorisent pas l’élaboration qualitative des pratiques : suppressions ou réductions des temps d’analyses des pratiques ou de tous les espaces de réflexivité, gestion purement comptable des ressources humaines et des outils institutionnels, politiques de gouvernance descendantes (à l’instar d’un quartier général militaire), élaborations de stratégies territoriales (le secteur social étant devenu un vrai champ de batailles où les associations doivent jouer des coudes pour assoir leurs pouvoirs, avancer leurs pions et gagner des marchés)…
A considérer le travail social comme une armée, il ne faut pas s’étonner de voir aujourd’hui tant de « soldats » déserter ! D’autres s’engagent sur la voie de la résistance. Toujours est-il que le casque lourd semble écraser la pensée et ne protéger finalement que ceux qui l’imposent.