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🎥 - CINÉMA : Ouistreham




Un film de Emmanuel Carrère. 1 h 46.

Avec Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne, Emily Madeleine, Patricia Prieur, Evelyne Porée, Didier Pupin.

Librement adapté de l’Ɠuvre «  Le Quai de Ouistreham  » de Florence Aubenas (Éditions de l’Olivier).
Film d’ouverture du premier festival du film de sociĂ©tĂ© de Royan (9 – 12 dĂ©cembre 2022).
Sortie nationale : 12 janvier 2022




Faux papiers

PlongĂ©e sombre dans l’univers des derniers — en l’occurrence derniĂšres — de corvĂ©e. Si la dĂ©marche journalistique interroge d’un point de vue dĂ©ontologique, la dĂ©nonciation n’en est pas moins efficace.
PrĂ©caritĂ© et invisibilitĂ© sociale dans la France profonde. Celle de ceux — de celles, surtout — qui se lĂšvent plus que tĂŽt, additionnant leurs heures de mĂ©nage ici ou lĂ  en des combinaisons d’horaires improbables, maltraitĂ©es, voire humiliĂ©es par PĂŽle Emploi et des employeurs tout puissants. SBAM ! (« sourire bonjour au revoir merci  ») leur impose-t-on pour tout paysage relationnel en guise de formation.

AcquĂ©rir l’automaticitĂ© maximale pour un rendement optimum. Savoir faire soixante lits en une heure trente, soit une minute et demie par lit. RĂ©curer des sanitaires dĂ©gueulasses Ă  une vitesse exemplaire. Laver des vitres Ă  une cadence infernale. Constamment courber l’échine sous peine de renvoi. Et pourtant
 Elles croisent des migrants soudanais qui, comme elles, s’effacent dans la nuit, certainement plus malheureux qu’elles, estiment-elles.

« Le ferry, c’est l’enfer »

Dans le ferry, avant l’arrivĂ©e des passagers Ouistreham – Portsmouth, les travailleuses de l’ombre ont quatre minutes par chambre. De cet Ă©tourdissant ballet de petites mains, elles sortent ivres de fatigue. Pour tenir, la sororitĂ©, heureusement, et parfois la tendresse. La fĂȘte parfois, par exemple lorsque l’une d’elles, Justine, arrose, comme une promotion, son dĂ©part comme vendeuse Ă  La Brioche dorĂ©e. Parlent entre elles de fric, de mecs, rĂȘvent de tatouages, de loto gagnant. Dansent, font les folles, s’éclatent pour rester un peu en vie.

La fausse personne

Pour mieux apprĂ©hender cette noirceur oubliĂ©e, une Ă©crivaine, Marianne W., rompt avec sa notoriĂ©tĂ© parisienne, se fait prĂ©caire, pointe Ă  PĂŽle Emploi et parvient Ă  se faire embaucher comme femme de mĂ©nage. LĂ , elle nouera des liens intensifiĂ©s par une condition humaine cauchemardesque. Une amitiĂ© se dessinera particuliĂšrement avec ChristĂšle, forte en gueule et haute en couleurs. Mais jusqu’oĂč a-t-on le droit de mentir pour qu’adviennent certaines vĂ©ritĂ©s ? Dans cet univers fĂ©minin soudĂ© par la prĂ©caritĂ©, cette relation, piĂ©gĂ©e par le secret de l’une, va se cimentant. Paradoxalement, jusqu’à la rĂ©vĂ©lation, et jusqu’à la rupture.

Vertueuse imposture

C’est lĂ  oĂč le bĂąt blesse et que le malaise s’amplifie. L’intellectuelle de la capitale est ainsi venue quelques mois se mĂȘler aux plus humbles pour mieux les raconter. Espionne, dĂ©tective, intruse, en tout cas trompant son monde. Est-ce, dĂ©ontologiquement, viable ? Prendre comme sujet la pauvretĂ© des autres pour en faire — en vendre — un bouquin ne serait-il pas une autre forme de mĂ©pris de classe ? Rentrant ad nauseam dans la peau de son personnage, Marianne va jusqu’à se remettre Ă  fumer pour mieux ressembler Ă  ses « collĂšgues » : elle arrĂȘtera dĂšs l’aventure terminĂ©e. Une histoire de dĂ©guisement, de traitrise, somme toute. Alors, Ă  la fin de l’immersion, une fois le secret levĂ©, tout en reconnaissant que Marianne a « bien fait son taf » (car elle a lu le bouquin), ChristĂšle lui balancera Ă  juste titre : « t’es une fausse personne ! ».
Au final, une double authenticitĂ© : celle qui plonge dans la pire des inĂ©galitĂ©s sociales (d’ailleurs, la plupart des actrices ne le sont pas et jouent leur personnage), mais aussi celle qui ne fait pas de concession, ni au mensonge, ni Ă  la dissimulation. Aussi bien intentionnĂ©e soit-elle.

Joël Plantet


Photographies : ©ChristineTamalet