L’Actualité de Lien Social RSS


• TERRAIN - Lettre pour un collègue disparu

Le 11 mars, les salariés de l’association régionale spécialisée d’action sociale, d’éducation et d’animation (ARSEA) à Strasbourg apprenaient qu’un de leurs collègues du service d’investigation éducative s’était suicidé. Dans une lettre adressée à ses collègues et sa hiérarchie, il mettait en cause son travail. Un acte qui vient souligner dramatiquement le malaise qui traverse la protection de l’enfance mais également la difficulté de ces métiers. Une de ces anciennes collègues, nous a confié sa lettre envoyée à la direction de l’ARSEA, aux ministères des Solidarités et de la Santé, de la Justice.

......................................................................................................................

Strasbourg, le 30 mars 2021.

La vie d’un service

Le 8 mars 2021, mon collègue Denis s’est jeté du 5ème étage de l’immeuble du Service d’investigation Éducative (ARSEA, Strasbourg). Sidération, douleur et profonde tristesse.

Je nous revois, les lundis matins de réunion, nous saluant brièvement dans les couloirs. Je nous revois en cuisine, attendant notre pitance devant le micro-ondes. Je le revois me dire avec un sourire « J’ai reconnu tes pas, je savais que c’était toi ».

Des pas, j’en ai fait dans ce service. En long et en large. Des pas qui m’ont fait avancer, grandir et parfois reculer. Pendant des années, j’ai partagé mes questionnements avec mes collègues, mes doutes, mes craintes et aussi, des éclats de rires salvateurs. J’ai appris à accueillir avant d’observer, à faire silence quand tout s’agitait. Comprendre aussi que la réalité est parfois éloignée de celle énoncée.

En 15 ans de protection de l’enfance, j’ai entendu des dizaines de fois « C’est bien ce que tu fais, moi je ne pourrais pas. » C’est vrai. Moi non plus je ne pourrai pas. Personne ne peut. Et pourtant, je l’ai fait. On l’a fait. Denis, moi et tous les autres.

Longtemps, je me suis réveillée à la mauvaise heure. Intranquille. J’ai eu peur de ne plus y arriver, de perdre le sens de mon travail. De m’éteindre. J’ai eu peur pour les autres, les enfants, les familles et parfois les collègues.

Ce métier qualifié « d’humain » n’est ni une vocation ni un sacerdoce. Et surtout, il n’est pas sans effet. Chaque jour, les éducateurs spécialisés sont confrontés à un décalque de la réalité, dans tout son éclat. Ils en reviennent marqués, semaine après semaine, année après année.

« Vous pouvez être fier de ce que vous faites ! » m’a-t-on déjà dit. Moi, j’aurais aimé entendre « Vous n’avez pas à avoir honte d’être fatiguée ».

Avec un salaire mensuel net de 1442 euros par mois*, comment supporter toute cette charge, toutes ces responsabilités ? L’absence de reconnaissance financière et la précarité économique à laquelle s’expose le professionnel ne fait qu’alourdir une charge déjà trop pesante.

J’envoie cette missive à la direction générale de l’ARSEA, au ministère des solidarités et de la santé, à celui de la justice, financeur de la protection de l’enfance en danger.

A ceux à qui je l’envoie, sachez Messieurs, que cette lettre n’attend aucune réponse. Elle vous ait envoyée et non adressée.

Je parle de la vie d’un service. Je ne suis pas en train de parler d’autre chose.

Cette lettre, je l’adresse à mes collègues. A ceux du Service et à tous les autres. Je l’adresse aussi à chacun, homme et femme, qui prendra quelques minutes pour la lire. Vous qui avez peut-être déjà croisé un travailleur social, de près ou de loin, vous qui vous êtes dit, « il est sympa, mais vraiment, je ne pourrais pas faire ce qu’il fait ».

On ne dit pas assez aux gens qu’on les aime, ni qu’on a du respect pour ce qu’ils font ou ce qu’ils sont. On ne dit pas assez aux travailleurs sociaux qu’ils exercent un métier extrêmement difficile et que la société leur est redevable. Parce que OUI la société leur est redevable. Même si, dans les faits, c’est l’inverse qu’on observe. L’éducateur est « au service de » : des enfants, des familles, des femmes et des hommes qu’ils rencontrent. Chaque jour, avec pour moteur son désir, il s’essaye à cette mission impossible, soutenu par la parole bienveillante d’un collègue, le regard espiègle d’un enfant, les pleurs de soulagement d’une mère ou encore la poignée de mains franche d’un père.

Les travailleurs sociaux ne réclament pas d’applaudissement. Ce qu’ils réclament, depuis des années, ce sont de meilleures conditions de travail pour pouvoir exercer leurs métiers, leurs missions. Être au plus près de leurs valeurs et accompagner dignement les personnes dont ils ont la charge.

Je fais le choix de poster cette lettre sur les réseaux sociaux pour la partager. Si, en lisant ces mots, quelqu’un, quelque part, se sent un peu moins seul, j’aurai gagné. Nous aurons gagné. Un peu d’humanité, de vie et de solidarité. Un supplément d’âme.

* salaire net temps partiel à 80 % après 11 ans, base convention 66

Beevy Jalma,

Éducatrice spécialisée au Service d’Investigation de Strasbourg (ARSEA) de 2009 à 2020.