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• TERRAIN - Journal de bord - Quel changement ?

Par Jonathan Pouvreau, Éducateur spécialisé en MECS.
Samedi 28 mars 12h39
J’œuvre au sein d’une Maison d’Enfants à Caractère Social depuis le début de l’instauration du confinement. La MECS accueille une trentaine d’enfants répartis sur différents étages en fonction de leur âge. J’y étais déjà en poste une semaine avant l’allocution du président et nous nous préparions psychologiquement à l’impact que cela aurait sur le quotidien des enfants (8-12ans pour mon groupe) et le nôtre par la même occasion.
En tant que travailleur social, nous savons automatiquement que notre principal combat ne sera pas le COVID-19. Pour nous, le combat sera d’accueillir les angoisses des enfants tout en laissant de côté les nôtres. Il sera également de faire face aux dysfonctionnements qui s’accentueront pendant le confinement avec un manque de personnel accru, des directions dépassées et très peu de moyens pour faire face à cette situation pendant des semaines.
Pour ce qui est des mesures d’hygiène et notamment les gestes barrières, ils seront quasiment impossibles à respecter avec cette population, ayant des difficultés à cohabiter, des troubles du comportements pour certains et des besoins affectifs à combler pour l’ensemble. A cela s ‘ajoutera le manque de matériel car nous ne possédons qu’une bouteille de gel hydro alcoolique sur le groupe et une réserve de 10 masques. Seuls les gants sont bien rationnés mais nous aurons la consigne de ne pas les utiliser tant qu’aucun cas de COVID-19 ne sera déclaré pour avoir du stock le moment venu. Lorsqu’il arrivera, on verra comment nous fonctionnerons concernant la quarantaine, dans l’espoir que peu d’enfants ne le contractent (seules 2 chambres vides) et pour ce qui est des professionnels : comment les remplacerons t’ont étant donné les besoins actuels ?
Les enfants vivront ensemble (dix enfants sur mon groupe) et seront confrontés à des restrictions de libertés encore plus difficiles à supporter que les adultes. La temporalité pour eux n’étant pas la même, une journée est bien plus longue. Les enfants n’auront de contacts avec leurs parents que par téléphone et sur le plan affectif, ils seront beaucoup en demande. Il s’agira pour les éducateurs de jongler entre des attitudes sécurisantes, contenantes et rassurantes pour les accompagner au mieux tout au long de la journée. Notre mission sera de les aider à occuper la journée, de faire preuve de créativité, à contenir et à enrichir les relations entre eux. Nous tournerons à cinq professionnels repérés par les enfants sur ce groupe et par moment un nouvel intérimaire qui viendra en renfort. Nous nous attendrons à des situations explosives. Elles se manifesteront par des violences physiques et verbales entre eux et avec les professionnels.
Pour ce qui est du suivi scolaire, les conditions de travail des enfants ne seront pas du tout propices à l’étude, la réflexion et l’apprentissage. Le confinement en foyer ne sera pas le même que celui au sein d’une famille, les enfants ne seront pas au même niveau d’études et ils auront des devoirs personnalisés. Le manque de professionnels ne permettra pas de mettre en œuvre un soutien pédagogique convenable ni même une régularité de travail. Le manque de matériel, seulement un ordinateur pour tout le groupe, n’arrangera rien. Déjà nous nous inquiétons beaucoup du retard que les enfants peuvent accumuler cette année, les grèves de cet hiver ayant déjà eu un impact important sur leur scolarité.
Et puis je verrai d’anciens collègues dans le champ de l’insertion qui s’organiseront de façon anarchique pour faire face à des problématiques encore bien plus graves (arrêt de nombreuses distributions alimentaires, lieux d’hébergement fermés…). Ils mettront les bouchées doubles pour sauver des vies au même titre que les soignants des hôpitaux. Je saluerai les associations qui se battent pour garantir le soin aux personnes en situation de grande précarité et je ne serai pas surpris que certaines d’entre elles attaquent l’État en justice en ce temps de crise (déjà de nombreuses plaintes déposées dont certaines pour homicide involontaire).
En vérité, nous l’avons tous déjà vu venir. Et est-ce que tout cela change grand-chose à la réalité du terrain que nous connaissons depuis des années ? Cela amplifie simplement les dysfonctionnements existants déjà et nous sommes obligés d’y mettre encore plus d’énergie.

Nous sommes encore au front mais il n’est pas contre le virus notre combat en réalité. Nous nous battons depuis des années contre un système néo libéral qui conditionne l’esprit humain à l’individualisme et l’égoïsme. Un mode de pensée qui conduit les gens à faire des stocks de pâtes et de PQ pour s’enfermer chez eux ou encore à fuir loin des grandes villes pour ne pas à avoir à subir le pire. Notre mode de pensée à nous, l’esprit de solidarité, est à contre-courant, et la société nous refoule, nous invisibilise, comme les hommes refoulent leurs pensées altruistes et emphatiques jugées naïves voire puériles. Au même titre que nous, les caissiers et caissières des supermarchés sont dénigrés alors qu’ils s’exposent dangereusement au virus mais concrètement, ils travaillent aujourd’hui à contre cœur pour vous permettre de manger, vous, les « insérés ».
Dans ce système, on estime que si tu n’es pas « inséré », c’est par malchance ou par manque d’intelligence : « les cas sociaux ». On oublie de remettre en cause notre société et le fait que chaque individu est le produit de son environnement. Et puis il y a la reconnaissance de notre profession : « c’est bien ce que tu fais, il en faut mais c’est quand même une voie de garage ». Cela en dit long sur la valeur que notre société peut donner à nos professions. Il faut « peser lourd » aujourd’hui pour être reconnu et avoir un compte en banque bien garni.
L’idée n’est pas de faire un procès aux gens, simplement d’aider à la prise de conscience. Dire que la solidarité ne se résume pas à applaudir le personnel soignant chaque soir à 20h avant de retourner à son petit univers. Je déplore que l’on sacralise ou que l’on trouve un aspect héroïque à nos professions comme si le fait d’œuvrer dans la douleur et la souffrance était normal. Quel est cet héritage que l’on nous impose ? Sommes-nous si honorables parce que l’on a choisi l’humain, le solidaire et le soin ? Je crois bien que c’est l’inverse qui est anormal, qu’une société qui chante ce type de louanges est bien malade et dans ce cas-ci, le COVID-19 n’a rien à voir là-dedans.
Pour nous travailleurs sociaux, ce type de propos, de comportements nous paraissent totalement aberrants et tous les dysfonctionnements que notre secteur connaît actuellement ne nous surprennent plus depuis longtemps. Nous sommes tous déjà bien au clair sur ce système, les inégalités qu’il génère, la précarité, l’injustice sociale etc… Logiquement, nous évoluons parallèlement, nous devenons communautaristes, nous nous organisons dans notre coin et nous mettons en place des « systèmes D » pour pallier aux manquements de l’État.
Cependant nous avons besoin de lui autant qu’il a besoin de nous. Comme cela a déjà pu être dit par le passé, cette locomotrice et ses wagons que constituent notre société ont besoin de régulation. Notre rôle de « régulateurs » se trouve être celui, certes, de ramener les wagons qui se décrochent à l’arrière mais aussi celui d’interpeler la locomotive de tête pour lui signifier de ralentir afin que l’ensemble puisse avancer à un rythme modéré. Notre fonction est, depuis de nombreuses années, mise à mal par cette idéologie individualiste générée par ce système de pensée consistant à avancer sans se soucier des autres et de la planète soit dit en passant.
Combien de temps tout cela va-t-il encore durer ?
Cette crise sanitaire s’ajoute à une crise sociale, économique, politique et environnementale mais elle a un pouvoir que nous n’avions encore jamais connu, celui de « stopper la machine ». Même si beaucoup de « confinés » n’attendent qu’une chose, que la vie revienne à la normale, certains se recentrent et prennent conscience de ce rythme effréné dans lequel nous vivions. Peut-être que l’après COVID-19 sera l’occasion de changer, soyons optimistes. En attendant, la locomotive est à l’arrêt alors c’est peut-être le moment ou jamais de raccrocher tous les wagons.

Retrouvez tous les jours les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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