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• TERRAIN - Journal de bord - Les sans domicile fixe face au confinement. 2 - Des représentations sociales qui ont la peau dure

Par Kathleen BUJEDO, étudiante éducatrice spécialisée.

« D’un côté, les exclus sont toujours trop rapidement identifiés. Ou bien ils sont considérés comme inutiles, en trop, dont on ne sait quoi faire. Ou bien, ils sont des sujets considérés comme dangereux dont il faut se méfier. D’un autre côté, les exclus sont souvent rendus invisibles. On ne les entend pas, on ne veut plus les voir. En réalité, là se trouve révélée l’ambiguïté du traitement social, anthropologique et politique de l’exclusion. Ce sont deux éléments d’un dispositif dans lequel l’exclu est vu comme un humain pas tout à fait comme les autres, aux bords du social et le menaçant. Selon ce dispositif, l’exclu est dans la cité et hors de la cité, il est un élément surnuméraire dont on ne sait quoi faire et qu’il faut alors, au mieux rendre invisible, à défaut administrer pour qu’il ne trouble pas l’ordre public »(6)
Qui n’a jamais entendu une de ces phrases : « c’est son choix [de la personne sans domicile] si il vit ainsi  », «  ils ont le RSA ils peuvent s’en sortir », « Si on leur donne de l’argent, ils vont s’acheter de l’alcool  », « ils font la manche mais ils sont mieux habillés que nous  » ?
Est-ce lié à une désinformation de toutes les injustices dont sont victimes les plus précaires ? À une crédulité ? À un déni ? La personne sans domicile fait face à de nombreuses représentations qui la définissent. D’ailleurs, il n’est pas rare qu’on parle d’elle comme « Le/Un SDF ». Elle devient donc réduite à ce statut, son identité entière y étant réduite, comme on parlerait « d’un handicapé », « d’un toxicomane »… Ainsi, elles seraient reconnaissables. Dans l’imaginaire collectif, la personne sans domicile est représentée par l’image du « SDF » marginalisé qui serait sale, alcoolisé ou drogué, désocialisé. Ces représentations sont liées à mon sens à une crise sociale profonde qui divise des citoyens surmédiatisés qui ne savent pas s’ils peuvent faire confiance à leurs pairs et à l’État.

Des représentations sociales qui influent sur la survie de ces personnes et qui initient des attentes

Les personnes sans domicile peuvent être amenées à vivre des solidarités de la population : par le biais de la « manche », de dons. Si ces sollicitations ne sont pas une généralité, elles sont cependant répandues. D’un point de vue territorial, j’émets l’hypothèse que c’est aussi pour cette raison qu’elles sont concentrées dans les grandes villes. Leur accès à une réponse à leurs besoins (alimentaires, hygiènes, de santé, consommations) n’est possible que grâce à des rues animées par des passants. Et les représentations sociales vont être un facteur important dans leur survie, devant correspondre aux attentes de celles et ceux qui leur donnent. Dominique Memmi et Pascal Arduin expliquent cette idée : « Une donnée essentielle à cet égard : la très grande dépendance objective de la plupart de ces personnes à l’égard des jugements sociaux qui peuvent être portés sur elles. Comment résister, en effet, dans une telle situation de dépendance, à la définition exclusive qu’on leur fournit d’elles-mêmes, non pas comme dotées, par exemple, d’une compétence professionnelle passée mais comme ayants droit, et souvent comme affligées de manques que la communauté se devrait de prendre en charge. Assurer sa survie commande alors d’adhérer à la définition par d’autres de la légitimité de ses besoins et à une certaine représentation de soi, de s’y couler aussi parfaitement que possible en raison des bénéfices à court terme qu’elle recèle, et en dépit des inconvénients à long terme qu’elle comporte. » (7)
Une expérience que j’ai vécue peut en effet prétendre à illustrer ces propos. À côté de ma formation, je suis en emploi dans un petit bar de quartier. Aux abords de ce bar, un homme sans domicile vient quotidiennement solliciter la solidarité des passants en demandant des dons alimentaires ou de la monnaie. Nous fumons souvent une cigarette ensemble. Un jour, j’ai remarqué qu’il était habillé différemment qu’à son habitude : il portait un jean et une veste de marque, le tout propre. Je suis habituée à le voir dans un survêtement tâché et troué trop grand, alors je l’ai complimenté sur sa tenue. Il m’a alors expliqué qu’il portait des vêtements offerts par une dame qui se débarrassait des habits d’un proche mais qu’il le regrettait : il n’arrivait pas à « récolter », alors qu’habituellement à cette heure, il avait en poche de quoi acheter à manger à son chien et à lui-même. Dès le lendemain, le vieux survêtement était réintégré à sa tenue quotidienne.
Une mise en scène apparaît alors : les personnes en situation de précarité arrangent leurs images pour survivre et tenter de répondre à leurs besoins. Cette réflexion me renvoie à Marcel Mauss et à sa notion de « système social de l’échange-don » (8) : le don n’est pas désintéressé et sert à quelque chose. Dans cette relation entre le demandeur et le donneur (ou même dans le don spontané), le donneur cherche chez le demandeur une légitimité avant de donner. Si cette attente est satisfaite, le donneur pourra acquérir l’impression d’avoir bien agi et d’avoir eu un comportement socialement acceptable. Il en est de même si le donneur possible ne donne rien car il juge que l’apparence physique du demandeur n’est pas assez « appauvrie » : il n’aura pas le sentiment d’avoir mal agi, puisque la personne en face n’était pas réellement en nécessité. Il devient donc plus facile de dire non.

(6) Rancière J., Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, Éditions La Fabrique, 2000.
(7) L’affichage du corporel comme ruse du faible : les SDF parisiens, Dominique Memmi et Pascal Arduin, Cahiers internationaux de sociologie 2002/2 (n° 113),
(8) Marcel Mauss, Essai sur le don, Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, 1923-1924.


(à suivre 3 - Les sdf fragilisés par la crise sanitaire)

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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