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• TERRAIN - Journal de bord - Invisibles

Par Marie, éducatrice spécialisée.
Jeudi 26 mars à 12h34

Je fais partie des invisibles. Mon métier est de représenter les « sans voix  », les « sans droits ». Aujourd’hui, plus que jamais, je réalise à quel point personne ne s’en soucie. Je commence à ressentir ce que les personnes que je rencontre, ressentent, très certainement à l’égard de notre société. Solidarité ! Ce mot qui résonne sur toutes les ondes du pays. Ce mot répété à l’envi par nos représentants : gouvernement et médias. Que connaissez-vous de la solidarité ? D’un cri du cœur, je vous demande qui applaudit chaque soir, pour moi, pour nous ? Nous, les travailleurs sociaux qui ont fait de la solidarité, notre métier. Notre manière de vivre, notre valeur première. Nous, travailleurs de l’ombre. Vous parlez de « prendre soin  » alors que nous nous battons depuis toujours, pour faire reconnaître « la création de lien  », le « care », notre façon de « prendre soin », qui est le cœur de notre profession. Encore une fois, invisibles. Parce que comment rendre visible, quantifiable, le temps passé à rassurer les personnes ? A se tenir au plus près des personnes vulnérables ? La plupart de nos actes sont impalpables, et pourtant salutaires. Un métier, aujourd’hui qui vacille. Revisité, dénaturé car nous devons restés éloignés, ne plus saluer, ne plus poser de main sur l’épaule, ne plus tenir la main, ne plus prendre dans nos bras. Nous perdons nos repères. La bonne distance dont on nous rabâche les oreilles, quelqu’un peut-il encore la définir aujourd’hui ? En ces temps difficiles, où nous travaillons sans masques, sans gants, auprès de personnes, d’êtres humains, frappés d’angoisses et de peurs comme nous le sommes toutes et tous. Nous dissimulons les nôtres, nous restons disponibles, le plus possible, le mieux possible, pour accueillir, recevoir toutes les souffrances. Je souhaite faire savoir que nous sommes un des premiers filtres aux salles d’attentes des médecins. Notre présence, notre réassurance permet à toutes et tous, de ne pas céder à la panique, de ne pas devenir fous et de prendre d’assaut, le téléphone et les urgences hospitalières. Nous aussi sommes des soignants mais des soignants oubliés. Des soignants sans blouses. Des soignants sans statut. Nous portons à bout de bras, à bout de forces, exposés au virus, ces personnes. Nous le faisons car nous l’avons toujours fait. Et nous continuerons à le faire. Nous le faisons car nous l’avons choisi. Nous restons mobilisés car nous l’avons choisi. Alors je vous le dis, nous avons besoin, nous aussi, d’être portés. Sur qui pouvons-nous compter ? Sans support, nous nous effondrerons. Sans un bruit, comme toujours. La société ne nous voit pas, ne nous entend pas. Et nous n’entendons pas non plus d’applaudissements. Comme toujours. Comme devant un sans-abri le passant détourne le regard. Nous ne voulons pas voir la détresse de l’autre. Cette détresse dans le regard, la voyez-vous enfin à travers le nôtre ? Notre énergie s’amenuise au rythme de celle de la peau de nos mains, que nous usons au savon. A l’heure d’une société qui prône le « sans engagement », le « sans contact  », et la suprématie des réseaux sociaux. Que vivez-vous à l’heure où je vous parle ? Sans notre engagement, auprès des plus démunis, et auprès de vous, que feriez-vous ? Êtes-vous satisfaits de cette période, où nous n’avons plus le droit de nous toucher, de nous approcher ? Le « sans contact » est-il un progrès ? Et les réseaux sociaux, ces experts de la communication, vous suffisent-ils à vous épanouir ? Vous suffisent-ils à nourrir le lien social ? Suffisent-ils à vivre pleinement vos relations ? Cette situation de crise n’est-elle pas l’occasion de revenir à l’essentiel ? De repenser le lien social ? De faire société autrement ? Ce texte est un chant du cygne. Nous sommes à bout de forces, à l’agonie, dans l’indifférence générale. Les yeux du monde, braqués sur le personnel médical, la grande distribution, les transports, les éboueurs, les journalistes et j’en passe. Alors je vous demande de regarder plus loin, à l’horizon, bien plus loin que le bout de votre nez.
Plus loin car il s’agit aussi de l’avenir. Car oui la solidarité nous sauvera. Mais une solidarité pour chacune, chacun d’entre nous. Une solidarité différente de celle d’aujourd’hui. Une solidarité réinventée, ensemble. Nous l’avons toujours cru. Pour commencer, dans vos prières et vos hommages, ne nous oubliez plus.
Marie

Retrouvez tous les jours les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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