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• TERRAIN - Journal de bord - Confinement chauffant (5)

Par JS, chef de service éducatif

Tenir. Une référente de l’ASE nous appelle.
- Bonjour, c’est au sujet de l’orientation d’un jeune. On lui a trouvé une place dans un foyer.
- Ah oui, lequel ?
- Celui à côté de chez vous.
- Celui-là ! Non, ce n’est pas possible, il n’est pas assez étayant et ça dysfonctionne ! Je n’ai rien contre ce foyer en difficulté, mais si ce jeune est orienté là-bas, c’est un désastre pour lui, il ne tiendra pas le choc. Orienter, c’est notre boulot, mais on prend en compte les besoins fondamentaux des gamins, non ? C’est inscrit dans la loi de 2016. On réaffirme ce à quoi on tient et on porte la loi.
- Si c’est ça, j’arrête de travailler dans le secteur.
- Ok, j’annule cette orientation, monsieur le chef de service et on programme une synthèse à distance pour réfléchir à la structure la plus adaptée.
- Merci, madame la référente de l’ASE.

Ça fait du bien et ça repart : nouveaux accueils, clinique éducative, administratif, réparations, bricolage, écrits, réunions, protocoles sanitaires, affichage, gestion des stocks, sécurité, réfléchir, se soutenir, tenir encore et toujours. Une directrice d’un autre service nous livre des masques, ça va durer ! Je craque, mais je me retiens de m’effondrer en larmes. C’est comment le burn-out ? C’est proche ! Le déconfinement approche.
Va falloir penser à accueillir des gamins en plus, avec le déconfinement. Et nos autres missions ? Nous ne sommes pas qu’une succursale de l’ASE. Alors, on planche dessus pour ne pas attendre de se faire bouffer par la machine. Le service est également une PAEJ (5). Les appels de jeunes et de familles lessivées par le confinement arrivent. Après la vague virale, le raz-de-marée de la crise sociale où les gamins seront les premiers à payer la facture. Ils la paient déjà et depuis longtemps. « 35% d’appel en plus au 119 (6) par rapport à la même période l’an dernier. La semaine du 13 avril, 14 531 appels ont même été enregistrés, et jusqu’à 2 000 en une journée  » (7). Vertigineux ! « Avec le stress lié au confinement et à la crise sanitaire, il y a une augmentation des violences, déjà documentée dans les situations de guerre notamment  » (8). Si nous ne sommes pas en guerre, les conséquences seront les mêmes.

Proposer. Comment répondre, si nous ne pouvons pas accueillir physiquement ? L’accueil concerne juste l’hébergement. On peut garder des places pour accueillir des gamins en direct sans passer par l’ASE, comme on faisait avant ? La machine est en marche, la prise de pouvoir est en route. C’est comme nos libertés individuelles, va falloir ferrailler pour les récupérer.
En comité restreint, l’éducatrice, la psychologue et moi-même écrivons une proposition afin d’aller au-devant des besoins et de résister aux injonctions : rappeler les collèges et les lycées de notre sectorisation, mettre en place une permanence téléphonique, il nous faut des éducateurs en plus. Qui va revenir ? Aucune idée. Proposer des médiations par téléphone ou par visio-conférence pour les personnes demandeuses. On travaille aussi avec la libre adhésion. Et les jeunes majeurs ? Ça coince. Notre partenaire d’hébergement est fermé. Il rouvrira, mais quand ? On adresse nos propositions à la directrice qui les inscrira dans le plan de continuité de l’activité du service.

Anticipation. Je contacte toutes les personnes de l’équipe. Ça me prend plusieurs heures. L’incertitude demeure. Les comorbidités sont à prendre en compte à l’heure du virus. Impossible de s’exposer pour certains. D’autres vont revenir mais au compte-goutte. Il faut penser à les accueillir et à les rassurer. Le front est invisible, il n’y pas de tranchée mais la menace est là. D’ailleurs, dans la rue, c’est déjà dé confiné, il fait beau. Ça craint !
Le fonctionnement du service a été profondément modifié et ceux qui vont revenir vont devoir trouver des nouveaux repères. Pas question de les balancer dans l’arène sans préparation. Et les remplaçants présents depuis le début ? Hors de question de les prendre, puis de les jeter avec les retours à venir. Ils continueront à travailler pour le service mais de manière moins importante. Alors, je leur écris. J’explique la nouvelle organisation, sans vraiment savoir si elle est viable. Ils répondent encore présents. Moins d’heures, ça va faire du bien finalement. On ne pouvait pas continuer sur ce rythme où on a tous explosé les compteurs.
Avec l’expérience de ces semaines, il y a qu’une seule chose que je sais, c’est l’incertitude. Et ça va durer ! J’imagine un nouveau planning que je soumets aux éducateurs sur le retour. C’est une proposition, on continue dans la démocratie participative et on fait confiance à l’intelligence collective. La directrice valide et encourage ce fonctionnement.
Des éducateurs qui ne reviendront pas bosser tout de suite me demande en quoi ils peuvent être utiles. Je n’en sais rien. Si ce n’est de garder le lien entre eux, d’appeler ceux qui sont sur le terrain. Mais la culpabilité de ne pas pouvoir venir aider et de ne pas pouvoir mettre la main à la pâte suinte.


(6) Permanence d’Accueil et d’Ecoute Jeunes.
(7) Service national d’accueil téléphonique de l’enfance en danger.
(8) Sophie Boutboul, Enfants maltraités : le risque d’un raz-de-marée à la sortie du confinement. Médiapart, Edition du 8 mai 2020.
(9) Karen Saldier citée par Sophie Boutboul, ibid.

(à suivre)

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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