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• TERRAIN - Journal de bord - Confinement chauffant (4)

Par JS, chef de service éducatif.

Reprise. Masque vissé sur le visage, gel dans la poche, je sors de chez moi pour gagner la zone de combat. Coup de bol, je n’habite pas loin, j’y vais à pied. La proximité, ça aide parfois, je n’ai pas à prendre le métro.
Dans mon quartier, on sent la misère tomber et ses stigmates sont visibles. Beaucoup de vitres de voitures sont brisées, les intérieurs ont été mis à sac. Les pneus sont à plat. Le soir, dans la rue, quand je regarde par la fenêtre, il n’y plus que les toxicomanes qui errent. Les cabanes de chantiers sont squattées. Là, c’est la version the walking dead urbain. Allo, le CAARUD (1) ? Personne ne répond. Celui de mon quartier est fermé, c’est écrit sur la porte qui a été condamnée par une planche en bois. Et à côté, il est inscrit au feutre : « Mais qui a pu faire ça  » ? L’angoisse.
J’arrive au service. Les éducateurs m’ouvrent, les jeunes dorment. C’est calme. On discute. Ce lieu devenait un mythe avec la distance. Sur le mur, papa-radiateur a fait avec les jeunes un pochoir : « Confinement 16 mars 2020 », le nom du service et les prénoms de tous. Il fallait laisser une trace de leur passage dans ce moment stupéfiant. Je le prends en photo. Je regagne mon bureau. Pour faciliter les choses, l’hébergement de nuit et les bureaux de jour ne sont pas au même endroit. La bonne distance est garantie !
Quand je rentre dans les locaux, le temps semble s’être arrêté. Le frigidaire est plein de bouffe périmée, les plantes vertes font la gueule, les prénoms des jeunes accueillis inscrits au tableau n’ont pas bougé depuis plusieurs semaines. Du jamais vu. Je fais le tour, les poubelles n’ont pas été vidées. Tout a été laissé tel quel. Une inscription sur un des tableaux : « Fin des admissions jusqu’au nouvel ordre mondial  ». Ça ressemble à la plume de papa-radiateur. Est-ce que c’est ça le début de la fin de notre monde ?
Je m’assois derrière mon bureau. Par où je commence ? Comment je me réorganise ? Lost in translation ! Je mets trois jours à trouver des repères et à ne pas surtout pas m’habituer à cette situation. Là, je refuse de m’adapter, je préfère être dans la résilience. Je mets de la musique.

Quotidien. C’est parti en vitesse de croisière entre 10 et 12 heures de travail chaque jour, on verra après pour les vacances. De toutes façons, on est assigné à résidence sauf pour bosser. Les éducateurs enchainent aussi les heures. Notre femme de ménage galère dans les transports pour venir travailler. Les métros se font rares. Son matériel pour tenir le service n’est pas terrible. Elle ne dit rien, elle bosse. Encore une chose à régler : donner les bons outils aux personnes.
Lors de ma première semaine, nous faisons des réunions tous les jours avec les éducateurs et les gamins. On essaie la démocratie participative pour de vrai. Les gestes barrières à la sauce éducative en introduisant la notion d’altérité avec des masques chirurgicaux : En les mettant, chacun protège l’Autre.
Et les FFP2 (2) ? Ils sont réservés à l’industrie, même pas aux soignants. Alors, pour nous, tu rigoles ! Ce n’est pas grave, ils sont moins intéressants sur le plan éducatif et les travailleurs sociaux sont animés par le don de soi ! Je demande quand même. Le ridicule ne tue pas. Le Corona, si ! Mort de rire une fois de plus ! D’accord, je vais contacter Renault et Michelin (3).
On continue. Les règles de vie et de sortie, le ménage des chambres, la collation du soir avant de se coucher, la consommation de stupéfiants interdite dans les locaux mais qui donne faim.
- Comment ? Vous cautionnez la consommation de cannabis ?
- Non, pas du tout. Mais les jeunes fument, c’est une réalité. Nous ne sommes pas une consultation cannabis. On met les jeunes au travail quant à leur rapport au produit, mais on y va piano tout de même. C’est le confinement. Et puis, on essaie d’être le moins hypocrite possible. Vous avez une autre idée ?

On continue. L’amélioration du quotidien : de meilleures céréales, de la crème hydratante pour la peau, une console pour se consoler, un sac de boxe, une barre de traction… Faut que je voie le budget avec la directrice.
Mais, ça ne suffit pas. Preuve que la demande se situe ailleurs. Deux gamins sont mal, alors ils mettent le service à mal. Les éducateurs et d’autres jeunes demandent du cadre. On le pose avec souplesse, mais fermeté. Ne nous obligez pas à arrêter votre prise en charge ! La loi est dure mais c’est la loi ! L’adage du service, on va au bout de ce nous pouvons faire avec les moyens que nous avons. On vous le dit, à l’impossible nul n’est tenu. Bien qu’on s’en rapproche un peu plus chaque jour.
Ils continuent à fumer des joints dans leur chambre, sortent par les fenêtres, introduisent une personne étrangère au service, partent dehors au-delà de l’heure autorisée à l’autre bout de la ville, harcèlent et rackettent un autre gamin pour acheter de l’alcool. Stop ! Maintenant, on appelle la police. Ils fuguent simultanément, on arrête officiellement la prise en charge. Échec. On se retrouve à nouveau avec trois gamins. D’autres demandes d’admissions arriveront plus tard. On souffle le temps d’un week-end.

Soutenir. Je n’en finis plus de remercier les éducateurs et de leur transmettre ma gratitude. C’est sincère, mais au bout d’un moment, ça risque de devenir pathétique. La dimension hiérarchique ? Je ne la vois plus. D’ailleurs, pas sûr de l’avoir vu un jour. C’est ma tendance libertaire, sans doute. Mais pourquoi je suis « chef », alors ? Un paradoxe, peut-être, à résoudre. La solidarité et l’entre-aide, je ne vois que ça. « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables  » (4). On est donc entre adultes responsables, avec des gamins à apaiser. Moi aussi, j’ai besoin d’être gratifié. Ça arrive : « Je tenais à vous remercier pour votre soutien et votre présence à toute épreuve. C’est un réel plaisir de travailler à vos côtés ». Que ça fait du bien !

(1) Centre d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction de risques pour Usagers de Drogues.
(2) Filtering Facepiece. Je viens d’apprendre quelque chose. En français, pièce faciale filtrante.
(3) Yann Philippin, Caroline Coq-Chodorge et Antton Rouget, Masques FFP2 : des salariés de l’industrie mieux protégés que les soignants, Médiapart, le 24 avril 2020.
(4) Jacques Lacan cité par Joseph Rouzel, Le transfert dans la relation éducative, 2002, Dunod.

(à suivre)

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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