N° 1311 | Le 15 février 2022 | Par Magali Larroque, psychologue institutionnelle et Maxime Sajous, directeur de Tandem Educatis | Échos du terrain (accès libre)

Expérimenter l’écriture collective pour soutenir l’accueil

Thèmes : Délinquance, Pratique professionnelle

Tandem Educadis accueille, depuis vingt ans, des enfants présentant des troubles autistiques et psychotiques sévères. A partir de 2013, l’institution, désormais conventionnée avec l’Aide Sociale à l’Enfance, commence résolument à s’agrandir ; se pose alors aux deux fondateurs, s’éloignant du terrain, la question de la transmission. Comment partager avec les professionnel (le)s qui rejoignent l’aventure cet «  art de l’accueil  » – une certaine façon de se décaler, de ne rien attendre, de jouer – qui rend possible la rencontre avec ces jeunes souvent rejetés et en rupture ?

Afin de mettre des mots sur une pratique très empirique, un projet d’écriture orale réunit, en 2017, les deux directeurs et une psychologue. A partir du récit d’anecdotes du quotidien sont repérés des signifiants clés de l’accueil de ces gamins (1) pour qui la relation à l’autre ne va pas de soi. Ces échanges donnent forme, deux ans plus tard, à un petit livre (2), construit pour y entrer par n’importe quel bout. Ce texte est d’abord destiné aux professionnel (le) s de terrain ; il s’adresse aussi aux partenaires extérieurs, auprès de qui Tandem passe souvent pour un ovni. Il s’agit de dire : «  Voici comment nous travaillons, parfois on galère, venez bricoler avec nous si ça vous parle  ».
Très vite, ce premier livre nous donne envie d’écrire une suite, d’abord avec les équipes éducatives du quotidien, puis avec les gamins, peut-être ensuite avec les familles : comme une enquête menée au sein d’une institution en évolution constante et restituée sous forme de bouquins, co-écrits avec les différents protagonistes et accessibles à celles et ceux que la théorie rebute.
Un deuxième tome (3) vient de paraître en novembre. Nous sommes donc partis cette fois du témoignage des professionnel (le) s de terrain, travaillant dans les sept maisons ouvertes à travers la Nouvelle-Aquitaine. La méthode est à peu près la même que pour le premier livre. La parole est recueillie au fil d’entretiens collectifs ayant pour point de départ le Qu’est-ce que je fous là ? cher à Tosquelles (4). Les anecdotes et réflexions sont retranscrites et organisées par ressemblances et oppositions, puis soumises à nouveau aux participant(e) s lors de la rencontre suivante. Petit à petit, le recueil est de plus en plus thématisé afin d’articuler la complexité du travail éducatif et thérapeutique.
La matière récoltée est dense – ce n’est plus à trois que nous écrivons, mais à cent quarante – et le processus est traversé par un double mouvement : d’une part, inviter les professionnel (le) s à témoigner de leur pratique ; de l’autre, se saisir de ce trajet d’écriture pour ancrer ce qui oriente l’accueil à Tandem.
Est d’abord spontanément livré par les professionnel (le) s, le récit d’un quotidien haut en couleurs où l’on traite les gamins «  comme s’ils étaient les nôtres  » en dépit de leur handicap. Ce témoignage est volontiers complété par l’évocation du «  rappel au cadre  » exercé en cas de débordements. Or, il apparaît qu’au-delà de ce bon sens éducatif – accueillir le gamin dans la communauté humaine en dépit de son étrangeté, le rappeler à l’ordre quand ses frasques contreviennent au contrat social –, persistent des comportements troubles, appelant des réponses plus difficiles à mettre en mots.
Nous avons alors encouragé les professionnel (le) s à partager les pas de côté qu’ils inventent pour aller à la rencontre du gamin sur son étrange planète au lieu de le ramener vers la nôtre. Cette orientation diffère sans doute des discours aujourd’hui dominants. L’impératif d’autonomisation, de normalisation est certes opportun lorsqu’il concourt à structurer la relation à soi et à l’autre ou quand il a des effets de déstigmatisation. Il peut cependant férocement accabler les êtres à la marge du monde, comme les professionnel (le) s mandaté(e) s auprès d’eux. Comment alléger les injonctions que la société fait peser sur elles et sur eux ? Car ne faut-il pas être dégagé(e) d’un idéal de réussite pour parvenir à faire de la place à celles et ceux qu’on accompagne ?
Vaste chantier, qu’on ne saurait par où commencer… Peut-être en prenant acte de ce qui résiste à nos «  beaux projets  ».
Toute institution qui accueille des publics souffrant de carences et d’excès (voire, toute institution, tout court) est confrontée à une part de noirceur. Pourtant, dans une société tournée vers la performance, la qualité totale, le bien-être généralisé, on préfère souvent occulter ce qui rate. En racontant dans ce livre ce qui en général est tu – les débordements pulsionnels, la violence, les manifestations sexuelles aberrantes, la répétition usante, les tensions dans l’équipe –, nous soutenons : quand ça déraille, ce n’est pas parce que nous nous y prenons mal – pas seulement en tout cas : c’est parce que c’est la vie. Arrêtons de nous faire croire que l’harmonie totale est possible. Continuer à accueillir ce qui choit à la lisière du monde, ne serait-ce pas le cœur du métier ?
Cette entreprise d’écriture collective nous a permis de préciser ce qu’est l’art de l’éducateur. Oui, on rappelle la loi, on remet du sens, on se montre exigeant, on sanctionne, on éclaire ; et on fait aussi quelque chose de beaucoup plus subtil.
Être là, se tenir tout près de ces gamins pour qui le monde est inhospitalier, les aider à faire avec ce qu’ils sont de tellement désorganisés, abîmés, fragiles, leur permettre de se loger dans le lien social de façon aussi pacifiée que possible… Il n’y a pas de recette. Il nous semble que ça met en jeu le fait de s’extraire : aider le gamin à s’extraire du magma dans lequel il est si souvent plongé ; parvenir à s’extraire soi-même lorsqu’on est aspiré avec lui. Ecrire nous a permis de tirer les fils de ce travail d’extraction, de contenance, d’accueil – comment l’appeler au juste ? – et de les tisser autour de ce que nous avons nommé le cadre, le bord, (5) le plancher. Dans l’éducation spécialisée, dans le soin, partout où la relation ne va pas de soi, il importe de faire vivre un cadre, valable pour tous ; mais aussi de fabriquer avec chacun(e) un bord, sur mesure, cousu main, tenant compte des singularités. Pour cela il est nécessaire d’avoir sous ses pieds un plancher : appuis collectifs, sur l’équipe, sur l’institution, et appuis personnels, sur ce que chacun(e) trimballe, ses propres ressources, son engagement, sa capacité à faire le ménage en soi pour rester disponible à l’autre.
Il est bien difficile de dire ce qu’est accueillir  ; notre tentative d’écriture y achoppe à son tour. Les obstacles sur lesquelles nous butons, dans le quotidien auprès de ces gamins dits incasables comme dans le travail que nous effectuons pour en témoigner, révèlent la nécessité de sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier. Quand ça ne marche pas tout à fait, c’est assez désagréable, mais c’est aussi une invitation à poursuivre autrement ; et c’est assez vivifiant. Que chaque éducateur et chaque éducatrice, qui persistent à fabriquer avec ces gamins atypiques, jour après jour, un monde habitable, soient ici remercié(e)s.


(1) Terme choisi en référence aux travaux de Fernand Deligny. (2) Tandem Educadis (2018), En suivant ces gamins là. L’art délicat de construire du commun, (cf. p. 32) (3) Tandem Educadis (2021), En suivant ces gamins là. Se tenir à plusieurs sur le fil de la pratique quotidienne (cf. p. 32) (4) F. Tosquelles (2004), Cours aux éducateurs, éd. Champ social. (5) Courtil en lignes, n° 23, «  Le cadre et le bord  », juin 2018, https://www.courtilpro.be, https://www.tandemeducadis.fr