L’ActualitĂ© de Lien Social RSS


📝 Tribulations d’une assistante sociale de rue ‱ Monsieur Patate

Nous connaissons ce gamin depuis plus d’un an, mais les hĂ©bergements et les incarcĂ©rations qu’il subit nous Ă©loignent. Le voilĂ  qui rĂ©apparaĂźt, alors que nous nous fĂ©licitions de l’avoir orientĂ© rapidement plusieurs mois plus tĂŽt. Il incarne la fameuse patate chaude : il est attachant tout autant que chiant, bref le fameux : attachiant !
Il porte une colĂšre omniprĂ©sente qui l’oblige Ă  la violence rĂ©guliĂšrement. GrĂące Ă  nous, il a aussi fait le tour des dispositifs d’hĂ©bergement parisiens – d’urgence ou d’insertion – dont il s’est fait exclure systĂ©matiquement. Il en va de mĂȘme pour tout ce qui ressemble, un tant soit peu, aux accueils de jour. Vous voyez, il s’agit de ce genre de jeunes incasables ou non canalisables. Il a sans doute connu l’enfance la plus effroyable possible, tout en Ă©tant plus intelligent que n’importe qui. Alors, Ă  20 ans, il ne sait pas tenir en place, il raconte des scĂšnes d’une extrĂȘme violence – que je n’oserais mĂȘme pas retranscrire – tout en observant nos rĂ©actions. Il souhaite que cela nous soit insupportable, seule rĂ©action qu’il connait jusqu’alors. Psychiquement, il Ă©volue entre le nourrisson de 6 mois (demandes archaĂŻques : dormir, ĂȘtre nourri et protĂ©gĂ©), l’enfant de 5 ans (besoin d’amour et de cĂąlins) et l’adolescent de 15 ans (teste les limites continuellement). Notre Ă©quipe a un seul leitmotiv : tenir le coup ! Alors nous tentons de tenir le coup
 Pour autant, la psychologue s’en est prise d’affection, l’éducatrice tente d’imposer le cadre, les mĂ©diateurs gĂšrent au moment venu, la cheffe de service se congratule d’ĂȘtre affiliĂ©e Ă  une mĂšre et moi, Ă  quelques jours de mon dĂ©part de ce service, je ne sais plus oĂč me positionner (je ne veux surtout pas m’impliquer).
Je l’observe donc mener tout ce petit monde par le bout du nez, grĂące Ă  des comportements calquĂ©s qu’il rĂ©plique. Quel que soit l’état – psychique, chronologique, physique, familial – de rĂ©fĂ©rence que nous pouvons prendre, il est dispersĂ© et parvient concrĂštement Ă  Ă©clater l’équipe de la mĂȘme maniĂšre. Pourtant, nous sommes la seule Ă  le supporter plus d’une semaine, jusqu’à aujourd’hui.
Il ne rĂ©clame qu’une unique chose : l’hĂ©bergement. Avec son passif, cela semble impossible, mais nous tentons. IntolĂ©rant Ă  la frustration – comme beaucoup –, il ne comprend pas pourquoi aucun hĂ©bergement ne lui est proposĂ© aprĂšs la transmission d’une demande d’insertion sur le logiciel SI-SIAO (1) et nous le fait payer. Cette incomprĂ©hension le pousse Ă  une violence, qu’il retient en froissant tous les papiers qui lui passent sous la main, plutĂŽt que de jeter des objets plus lourds Ă  sa disposition. Il Ă©vite de s’en prendre Ă  nous pour ne pas foirer le seul ancrage qui lui reste, c’est criant. Il joue donc sur la culpabilisation du professionnel. EntrainĂ© comme il l’est, cela fonctionne. Il hurle, Ă  tout va dans la rue, que nous le traitons comme un animal et nous demande si cela ne nous touche pas de le laisser pourrir dehors, dans le froid et sous la pluie.
J’ai rarement vĂ©cu ces moments de honte Ă  ĂȘtre tributaire d’un systĂšme excluant. Cette faille, il l’a repĂ©rĂ©e et il s’en sert. Monsieur Patate nous amĂšne Ă  le dĂ©tester, pas pour ce qu’il est, mais bien pour ce qu’il nous fait ressentir : l’impuissance et la frustration.


(1) Service informatique du service intĂ©grĂ© d’accueil et d’orientation

Pour aller plus loin, voir les archives sur ces thĂšmes :
- Archives : Exclusion sociale / ThĂšme : SDF
- Archives : MĂ©tier-fonction/ThĂšme : assistant social