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📝 Tranche d’éduc’ ‱ Dur Ă  cuir


Il a sept ans, un an de moins que sa grande sƓur, trois ans de moins que son grand frùre et quatre de plus que la plus petite.
Aujourd’hui est prĂ©vu un repas fratrie.
Nous nous rĂ©unissons une fois par mois autour d’un plat convivial, pour un moment de partage et de franche rigolade, et ce soir c’est crĂȘpe party.
C’est l’heure de se retrouver, mais l’ainĂ© manque Ă  l’appel. Il est introuvable sur la maison. Il est parti sans prĂ©venir jouer avec d’autres enfants, Ă  l’autre bout de l’établissement. Je prends le parti de ne pas lui courir aprĂšs. Il nous rejoindra, quand le souvenir de ce repas tant attendu lui reviendra.
Ses frĂšres et sƓurs sont déçus. Ce temps est tellement important, qu’ils n’avaient mĂȘme jamais imaginĂ© que l’un d’eux serait absent. A table, un vide se fait sentir, les enfants essaient tant bien que mal de le remplir, mais les Ă©motions les rattrapent vite. Surtout elle, cette fillette de huit ans qui aprĂšs l’attente et la tristesse, laisse place Ă  l’inquiĂ©tude.
Au moment d’attaquer les crĂȘpes sucrĂ©es, bavant sur la pĂąte Ă  tartiner que les enfants guettent depuis leur arrivĂ©e, voici que le grand arrive. TrĂšs en colĂšre.
Il est survoltĂ©, personne n’est venu le chercher.
Un Ă©clair de joie se lit sur les visages des plus petits, enfin soulagĂ©s et heureux de pouvoir rattraper ce temps sans lui. Mais les petites mines se referment, interrogĂ©es par cette voix qui parle vite, fort et qui emploie des mots violents. Un voile de silence les envahit. Ils en lĂąchent leur crĂȘpe dĂ©goulinante de chocolat et attendent la suite.
Grand garçon de dix ans enchaine les mots qu’il voudrait convaincants, pour justifier son retard, mais rien n’y fait. Lui et moi savons que cette tentative est vaine, il est hors cadre

Sa colĂšre est telle que son corps tout entier est incapable de se poser et d’arrĂȘter d’ĂȘtre en mouvement, ses mots n’arrivent pas Ă  exprimer sa dĂ©ception. Son assiette, encore propre, l’attend sur la table. Il lui tourne autour, mais ne peut s’asseoir sans en avoir dit un mot Ă  ces petits qui ne comprennent pas ce dĂ©bordement et qui attendent de savoir quelle attitude adopter.
L’émotion est trop grande, l’atmosphĂšre si tendue que la grande de huit ans fond en larme et se blottit dans mes bras, m’expliquant Ă  quel point le comportement de son grand frĂšre lui rappelle celui de ses parents. Elle a peur, elle pleure.
MalgrĂ© les tentatives, le jeune homme n’arrivera jamais Ă  s’asseoir et les autres ne pourront pas sortir de leurs Ă©motions. Le clap de fin a sonnĂ©, il est impossible de finir le repas dans ces circonstances. Chacun rentre dans sa maison.
AprĂšs quelques Ă©changes avec chaque enfant, j’organise un temps improvisĂ© oĂč les frĂšres et sƓurs peuvent se retrouver pour clĂŽturer cette soirĂ©e sur une note positive oĂč chacun pourra se rassurer et s’expliquer.
Les petits pyjamas se retrouvent, mais le grand reste figĂ©. Il se rĂ©fugie dans mes jambes me murmurant un larmoyant « j’ai honte, j’ai honte, aide-moi Ă  parler  ». Les enfants sont toujours pris entre la terreur et dĂ©sormais la tristesse, Ă  la vue des larmes de ce grand. Il finit par se jeter Ă  leur cou, pleurant, reniflant, s’essoufflant, balbutiant ses mots Ă  lui : «  Pardon, pardon, je ne suis pas comme eux, pardon. Je ne ferai jamais la violence comme papa et maman, pardon. Je ne serai plus jamais en retard pour nos rendez-vous, pardon. Vous ĂȘtes ma prioritĂ©, je ne vous abandonnerai plus jamais, pardon.  »
Si la grande sƓur a eu besoin de me regarder tout du long, envahie par l’émotion elle s’extirpe rapidement de ces bras ; le plus petit s’est retirĂ© de cette effusion de larmes en quelques mots lĂąchĂ©s : « Oh, tu sais, moi ça ne m’a mĂȘme pas fait de la peine, je suis un dur Ă  cuir ! » Il renifle et explique son petit menton tremblotant et ses petits yeux mouillĂ©s par le sommeil qui arrive.
Un dur à cuir, ça ne pleure pas.
Les enfants de sept et huit ans restent ensemble.
Mademoiselle me demande de rester avec eux, elle a envie de parler, de lui parler, de lui raconter.
« Tu sais, je veux lui raconter Paris, tu sais le truc ».
Je sais. Oui, je sais. Et lui ne sait pas, pas encore.
Je le prĂ©pare. J’essaie. Comment prĂ©parer un enfant Ă  entendre une histoire si difficile

Mais maintenant qu’il a entendu parler de cette chose entourĂ©e de mystĂšre, il veut savoir.
« Ne t’inquiĂšte pas, je suis un dur Ă  cuir, ne l’oublie pas ».
« Je n’oublie pas, mais toi aussi, n’oublie pas qu’un dur Ă  cuir Ă  le droit de ressentir des Ă©motions, de les exprimer et mĂȘme de pleurer ».
Ils s’assoient sur le lit, en tailleur, face à face, petit dur à cuir me tourne le dos, et mademoiselle est face à moi, son regard va me chercher plusieurs fois pendant qu’elle contera son histoire.
Le ton est grave et les mots s’enchainent.
Elle raconte, elle s’autorise enfin à raconter cette intrusion.
Elle nous a racontĂ© Ă  nous, les adultes, cette mĂȘme semaine cet Ă©vĂšnement qui envahit ses nuits, depuis tant d’annĂ©es. Et, ce soir, elle le lĂąche Ă  son frĂšre.
« Il doit savoir lui aussi, c’est mon frĂšre et il doit comprendre qui est notre papa ».
Pendant prĂšs de dix minutes, elle expliquera Ă  ce petit frĂšre comment ce papa si idĂ©alisĂ© a intrusĂ© le corps de sa sƓur, dans tous ses orifices.
Le corps de ce petit bonhomme se tend, se raidit au fil de l’histoire. Ses petits poings se ferment, il se prĂ©parent Ă  exprimer ce qu’il aurait fait, si lui avait Ă©tĂ© un adulte, et surtout, si lui avait Ă©tĂ© lĂ .
Il bĂ©gaye, mais avec rage il mime « moi si j’avais Ă©tĂ© lĂ , j’aurais fait ça Ă  maman  ». Il agite ses petits poings et il boxe dans le vide le visage de cette maman qui, pourtant n’était pas lĂ  au moment des faits. Pourquoi elle ? « Parce que elle, elle n’a rien fait pour protĂ©ger ma grande sƓur ! Elle n’aurait jamais dĂ» la laisser avec lui !  ». Il agite maintenant ses pieds, il tape dans le vide, le corps de ce papa qui Ă©tait jusqu’à prĂ©sent pourtant ce pĂšre plein d’alcool, mais sans violence qu’il idolĂątrait. Il renifle et se jette sous le lit. Sa grande sƓur le rejoint. Ils font dĂ©passer leurs petites tĂȘtes, ils me regardent d’en bas et lui me demande «  Et maintenant, vous allez lui faire quoi Ă  lui ? Il va aller en prison j’espĂšre !  »
Mademoiselle s’agite, elle pousse des petits cris, elle se met en mouvement. Elle sort du lit, a besoin de courir. Elle a racontĂ© son histoire et maintenant c’en est trop, elle doit extĂ©rioriser, par le corps, les Ă©motions qui l’envahissent. Dans cet Ă©lan, son frĂšre la suit et face Ă  moi, toujours les poings serrĂ©s, il a besoin d’encore le dire : « Je suis vraiment un dur Ă  cuir, tu as vu ! Je suis trĂšs en colĂšre, et je suis triste, mais je ne pleure pas ! »
D’un petit sourire je lui propose si le dur à cuir a besoin d’un cñlin.
Il se jette dans mes bras et me serre avec une force que je ne lui connaissais pas. Son corps se détend, en me relevant, je sens mon t-shirt mouillé 

Ce petit dur Ă  cuir s’est enfin autorisĂ© Ă  verser une larme

Mais chut, on ne le dira Ă  personne, c’est un secret entre mon Ă©paule et lui.