N° 1345 | Le 14 septembre 2023 | Critiques de livres (accès libre)

Morsures de Nuit

Ervé


Éd. Collection À vif/Maurice Nadeau, 2023 (156 p., 17 €) | Commander ce livre

Thème : SDF

À propos du vivre à la rue

Au ras du trottoir


Régulièrement, Croisepatte me parlait du vécu des sans-abris à Paris, le delta entre ce que l’on entend aux infos sur le sans-abrisme et la réalité des femmes et des hommes qui le vivent. Ces histoires, il en a fait deux livres.

Il y a la galère de l’hébergement, mais aussi tous ces détails auxquels on ne pense jamais. Les bistrots fermés pendant le COVID et donc l’impossibilité de se débarbouiller mais aussi de trouver des toilettes. L’inimaginable parcours du combattant pour avoir une adresse fiable et crédible par les services sociaux alors que sur le papier tout est simple. La violence de la rue, les viols des femmes, la folie du crack qui est arrivé soudain et a transformé des braves mecs en paumés suicidaires dont tout le monde a peur. Les gens sympas qui passent, ceux qui hébergent, qui proposent un petit boulot et les moins sympas qui ne voient pas d’humanité dans le regard du pauvre gars sur le trottoir.

Incisif et sans concession
Quand on se quittait, je me disais : «  Dommage qu’un type comme ça ne raconte pas sa vie dans un bouquin  ». Et puis l’an dernier, paraît un premier ouvrage signé du seul prénom de Croisepatte, Ervé. Le livre s’appelle «  Écriture carnassière  » et ce n’est pas du tout un simple récit de la vie d’un sans-abri qui traîne sa carcasse dans les rues de Paris, c’est un livre d’écrivain. Je veux dire par là que l’on est pris par le style incisif et sans concession de l’auteur. L’écriture d’Ervé ressemble à sa parole, sans fioriture inutile, dure et pointue comme une lame mais pleine de digressions poétiques originales, forcément originales, puisque puisées dans la violence des petits matins froids quand on a essayé d’oublier ses peurs et son mal être dans l’alcool.

Quête du néant
Une écriture qui ressemble comme deux gouttes de sang à une vie de chagrin et surtout une vie de souvenirs éblouis. Croisepatte a eu une vie avant la rue, un travail, une famille, un confort, qu’il décide de plaquer un beau jour pour obéir à quelque chose de profond qui s’appelle «  la tristesse  » ou «  l’envie de s’oublier dans la quête du néant  ». Un choix que les psys verront comme purement dépressif mais que d’autres regarderont comme une sorte de mystique quasi religieuse, une volonté de s’abîmer dans le dénuement.
«  L’écriture carnassière  » sort en librairie grâce à un éditeur courageux en 2022, c’est un succès de librairie pour un premier roman d’un auteur inconnu. Ervé passe à la télé, à la radio, on loue son style, parce que, finalement aujourd’hui, personne n’écrit comme ça, personne n’a cette écriture naturelle, violente, directe qui s’étend sur des chapitres aussi courts que le sont les nuits de l’auteur. Une écriture dont on sait qu’elle ne peut pas être une mystification, elle ne peut pas être un mensonge ou un genre, elle vient des tripes et pas des bancs de l’école.
Ervé a vendu quelques milliers d’exemplaires de son premier livre et s’est un peu refait une santé. Sa condition, elle, n’a guère changé, sauf qu’il est maintenant hébergé dans l’atelier d’un ami parti en voyage. Il a pris un peu de forces physiques et mentales, revoit ses enfants et dort à l’abri. Pour combien de temps. Alors, on se disait, bravo mon pote, ce livre est ton cadeau à la survie mais c’est probablement un «  one shot  ». Mais non ! Croisepatte a récidivé et nous offre «  Morsures de Nuit  » un livre sur le fil du couteau qui parle beaucoup de la mort, de la dope, de l’alcool, des potes, des filles et encore de la mort. 631 SDF sont partis quasiment anonymement en 2022 et les survivants sont habités par la fragilité de leur existence.

Étienne Liebig


L’auteur

Ervé, je le connaissais sous le nom de Croisepatte, son surnom de SDF. On s’était rencontré quelque part entre la République et l’hôpital St Louis, son fief. On a souvent échangé sur sa vie, ce qui l’avait amené là, sur le trottoir, entre froid, pauvreté, violences et abus de toutes sortes. Son regard clair, sa franchise, sa verve et son art de mettre de la poésie, là où les simples mortels n’en voient pas, m’avait subjugué.

©Philippe Martin


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