N° 1316 | Le 26 avril 2022 | Par Vincent Kherchaoui, éducateur en prévention spécialisée | Échos du terrain (accès libre)

Mécanique éducative de précision

Thèmes : Prévention spécialisée, Pratique professionnelle

Quand monter un atelier de réparation vélo ne regonfle pas que les pneus mais aussi la relation.

L’implantation dans un poste d’éducateur spécialisé en prévention est un défi bien connu, avec presque un précepte partagé dans le milieu. Pour que le travail d’un ou une «  éduc de rue  » soit enfin efficient, il est couramment admis qu’il faille bien une année ou deux de ténacité. Mon but était alors de me faire connaître et reconnaître afin d’aboutir à terme sur de réels accompagnements éducatifs. Pour ma part, je me suis progressivement appuyé sur des activités culturelles (cuisine, cinéma, piscine), pour enclencher ensuite des projets plus engageants, comme une aventure autour de l’eau aboutissant à un voyage en péniche ou encore la réalisation de belles fresques murales au cœur de la cité. Mais il me semblait intéressant d’évoquer l’élément central de ma progressive réputation sur ce quartier : le vélo.
Malgré l’état de délabrement de mon équipe avec un effectif en miettes à mon arrivée, le travail des anciens éducateurs rayonnait tout de même encore dans le cœur de toute la cité. Dans leur si riche héritage, la question des réparations de vélo a ainsi eu un temps une place importante. Le local d’éducateurs que j’ai découvert en arrivant, complètement à l’abandon avec fuites de robinet, cuisine peu équipée et la moitié des pièces servant de débarras pour meubles et matériel, révélait toutefois son potentiel. Moi-même cycliste, mais sans compétences en matière de mécanique, j’ai adhéré à cette idée de remettre au goût du jour le glorieux passé bricoleur de l’ancienne équipe éducative.

Option vélo
Modestement, je me suis intéressé aux différents bolides des jeunes avec lesquels quotidiennement j’échangeais, en conseillant ici de regonfler une roue ou là de resserrer un coup les freins. Dès le premier mois, j’ai rapidement acheté de quoi remédier à ces menus désagréments, une bonne pompe à vélo, une boite à outils ou quelques chambres à air. à partir de là, l’opération était lancée. Je ne répare pas, je vous montre et on fait ensemble. Au fil des semaines, le bouche-à-oreille et ma quotidienne présence faisant leur affaire, différents jeunes de différents âges se mirent à me solliciter. D’autres devenaient alors témoins et curieux de cette activité, au point de vouloir en être et en profiter autant pour le résultat que pour l’activité en elle-même. Notre local au pied des immeubles offre une sacrée commodité et permet de potentiellement y trouver l’éducateur, même si ce n’est pas lui qui rend la réparation de vélo possible. à vrai dire, c’est avant tout ma disponibilité. Il ne s’agit pas d’une permanence, avec des horaires d’ouverture, qui modifierait alors mon métier. Je reste un travailleur social, occupé sur plusieurs terrains, mais aussi à même de répondre aux demandes imprévues, aux rencontres inattendues. C’est, je crois, la force de la prévention spécialisée, à pouvoir croiser quelqu’un dans l’après-midi ou en soirée et lui dire, suivant mon agenda et l’intérêt éducatif que cela peut avoir, de passer le lendemain ou de s’y atteler de suite.
Garçons comme filles, écoliers comme jeunes adultes, petits discrets et grands voyous, tous les profils se sont mis à m’aborder. «  C’est toi Vincent ?   » ; «  Monsieur, y’a moyen de remettre les vitesses, là ?  » ; «  Ok, rendez-vous demain, c’est carré, merci   » ; «  Ben prends mon numéro, comme ça je t’appelle, au pire   ». Des parents venaient même toquer avec leurs bambins. Alors non, nous ne sommes pas un garage professionnel et non vous ne me devez rien, je suis l’éducateur du quartier, j’ai déjà un salaire et suis là pour aider vos gamins. Au passage, j’en ai toujours profité pour offrir allégrement à tout le monde des sonnettes afin de bien se signaler et vérifier quand je croise un nouveau cycliste ou nouveau vélo si les freins peuvent convenablement fonctionner. Non sans un certain sentiment de responsabilité – ou peur coupable d’éventuels accidents.

La magie du faire-avec
Après plus d’un semestre, certains commençaient à me ramener soit des épaves trouvées dans la rue, soit leur vieil engin qui prenait la rouille à la cave ou sur le balcon depuis quelques années. Jusqu’à ce qu’au printemps je transforme enfin l’essai avec un lycéen, plus difficile à aborder. Me présentant son vélo, je lui dis que l’on peut profiter des vacances pour le retaper voire, vu son sale état, d’entièrement le repeindre si, pour cela, il est motivé. Il en écarquille les yeux. Captivé. Nous avons ainsi passé au total trois-quatre jours à tout démonter, nettoyer, teinter et remonter son affaire. Du temps individuel privilégié, dont le flambant résultat donnera envie à d’autres d’en bénéficier. Nouvel outil éducatif, j’ai pu reproduire ce schéma, incluant à chaque fois le déplacement ensemble jusqu’au magasin de la ville voisine pour choisir la couleur des bombes de peinture, comme j’ai déjà pu le faire d’autres fois pour des pièces coûteuses : «  Écoute, je te propose de récupérer une nouvelle roue ou nouvelle selle, car c’est ton anniversaire ou bien car on te l’a volée, mais tu m’accompagnes en tramway à la boutique, je suis pas ton livreur   ». Évidemment un voyage, un moment partagé, toujours chaleureusement accepté, avec au final beaucoup de langues déliées.
Depuis cette arrivée dans le local du quartier, j’avais commencé involontairement sur un tas de caisses et cartons disposés au sol à stocker toujours plus d’outils, toujours plus de pièces de rechange. Mon guéridon de fortune commençait toutefois lui aussi à enrichir le débarras, m’amenant à égarer des choses et me faire perdre mon temps. J’ai alors pris l’autorisation pendant l’été d’aménager en partie une des salles sur cette activité de vélo. Des collégiens m’avaient déjà aidé à rapatrier un beau meuble à tiroirs en bois abandonné aux encombrants. Avec un plus grand, un soir en temps individuel, nous avons alors optimisé l’espace, râtelier dans un coin pour les vélos en attente de réparation, crochets pour roues ou pneus au mur et étagères coulissantes pour le matériel et l’outillage. Ce changement a alors eu de l’effet, déjà dans ma pratique, plus confortable, mais surtout aux yeux des jeunes, suscitant encore plus d’envie. L’atelier de réparation fut un bon prétexte de rencontres, mais aussi une belle opportunité éducative d’apprentissage et de réalisation. Un goût du bricolage très présent, qui ne demandait qu’à être encouragé. On est passé progressivement d’un «  Monsieur, vous savez réparer les freins, s’il vous plaît ?   » à du «  Vincent, on peut se voir, là faut que je répare le câble, je crois  » jusqu’à aboutir aujourd’hui en «  Vinz, vite fait, t’as la clé de 15, s’te plait ?   ».
Autonomie, confiance en soi et même détermination. Personnellement, dans le domaine, je ne savais presque rien faire mais j’ai appris pour eux, avec eux, à coup de tutos sur internet. En le revendiquant ouvertement, devant chaque nouveau défi. Régler des freins à disque, aucune idée, mais viens, on va regarder une vidéo, on va essayer. Bon, génial, ça marche, finalement c’était pas sorcier. La prochaine fois, on saura. Ou plutôt tu sauras, en un coup de clé. Jusqu’à désacraliser les prestations payantes de la grande chaîne de magasin de sport. «  En vrai ils abusent, changer la chambre à air, ça se fait au calme  ». Les jeunes ont appris et immanquablement se sont même mis à transmettre, même sans leur éducateur. «  Sois surtout présent lorsque tu n’es pas là   », comme disait l’autre.


(1) Fernand Deligny, Graine de crapule (1945), éd. Dunod, 2019, p. 19.

À lire Dossier « Prévention spécialisée • La rue désertée ? » n°1267