N° 1301 | Le 21 septembre 2021 | Par Natacha Aubry, psychologue-clinicienne et Thierry Trontin, éducateur spécialisé et vice-président de l’association «  OSER  », (Organiser des Séjours Éducatifs de Rupture), deux des co-gérants de la Scop Éducateurs-Voyageurs et du lieu de vie «  Les 4 chemins  » | Échos du terrain (accès libre)

«  Les chemins de l’intime, un voyage vers l’autre ?  » (1)

Thèmes : Pédagogie, Lieu de vie

D’une chronique d’un lieu de vie, «  Les 4 Chemins  », fixée sur le papier d’un carnet de bord, nous avons, accompagnants, cherché à y laisser s’exprimer l’intime, pour écrire ce que nous n’osons dire ailleurs…

Écrire, c’est graver un instant, c’est choisir d’ancrer quelque chose et les points d’ancrage sont importants, quand «  ça tangue  ». Et ça tangue souvent, avec «  ces gamins-là  », ces dé-nommés incasables ou cas complexes. Livrer ainsi l’intime ne va pas de soi, nous sommes bousculés au quotidien, poussés dans nos retranchements par des agir qui nous bouleversent, nous mettent à l’envers. L’intime voudrait alors livrer quelque chose de nos propres mouvements psychiques lorsqu’il y a chaos, une sorte de clinique de l’éduc, mais aussi une tentative poétique. C’est aller vers un mouvement extérieur, qui devient alors un «  extime  » et propose une rencontre à ceux qu’on accompagne. L’accompagnement de Tom en est un exemple.
Tom est immobile dans sa chambre, statue figée dans des volutes de fumée qui reprend vie quelques heures par jour selon son gré ou ses étincelles passagères. Cela tombe bien, je suis là, immobile, avec mon épaule douloureuse qui me donne l’impression d’ancrer mon flegme, comme un pendant au jeune… C’était déjà comme ça hier, je le vis mal depuis quelques temps déjà, car je me sens décalé des autres, inactif, improductif. Qu’est-ce que Tom peut ressentir lui de cette inactivité qu’il semble si bien cultiver… ou subir ? Ou souffrir de ? Il fait 38° dehors, Tom marine là-haut dans sa solitude et ses «  rézéros  » sociaux qui maintiennent l’illusion d’un pouvoir et d’un contrôle de quelque chose. Une porte claque, une serrure s’ouvre, Tom va pisser et se referme avec la porte. Échec de la relation…
Dans ce lieu reculé, nous créons un espace-temps, celui où la répétition est possible et accueillie. Ce temps est notre allié et notre outil. Parfois, il se veut pressant chargé d’une multitudes de demandes, course effrénée pour ne surtout pas affronter le vide, le rien, l’ennui. Ces demandes sont injonctives et revêtent le caractère de l’urgence vitale. Comment rejouer par une réponse différée la violence fondamentale et nécessaire, sans qu’elle ne s’interprète du côté du rejet, et devienne alors radicale ? Par petites touches comme les pointillistes, nous nous essayons à inventer des scansions.
Ces rejets à nos tentatives de stimulations prennent le détour d’un discours enflammé, mais nous tenons bon, oscillant entre de la permissivité et des temps où nous pointons notre inquiétude face à cette dépression qui l’envahit. Cette attention portée est bien réelle, elle surprend Tom, le dérange, le rassure parfois, ou l’irrite de manière épidermique. Souvent, il nous renvoie : «  qu’est que tu me veux ?  ». Les points d’interprétation sont ceux de la suspension, lui laisser l’espace de la vacance. Tom s’écrit, il se raconte par ces textes. Il nous convoque pour se faire entendre. Il nous enseigne et ne souhaite pas forcement de réponses en ce temps, il a le répondant et est le répondant à nos questions.
Tom a pété grave les plombs hier soir et a commencé à tout casser, principalement les murs de sa chambre. Je me suis retrouvé devant un autre être, un Tom hors de lui, une possession démesurée comme un vilain djinn qui aurait pris le contrôle total du jeune homme que je connais sous le prénom de Tom ! «  Vous ne me connaissez pas  » a-t-il articulé dans les menaces et la fureur qui l’enveloppaient alors. Et c’était vrai, je ne connaissais pas cet être menaçant, deux fois plus gros et plus grand qui se dressait devant moi et pouvait m’annihiler en une fraction de seconde. Fait étrange, je n’ai pas eu peur, j’ai désespérément essayé d’aller retrouver le jeune adolescent que je connaissais sous le prénom de Tom ! Malgré ses refus d’apparaître, de se retrouver, j’ai réussi à l’accrocher un peu. Il a éructé que je n’étais pas son père, qu’ils étaient tous morts. Je n’ai pas cherché à répondre à son «  t’es qui toi ?  ». Je lui ai demandé ce qu’on pouvait faire, quelle solution pouvait s’imposer à cette heure tardive de la nuit ? Il s’est passé de l’eau sur le visage, les gravats jonchaient le sol, mur perforé, main éraflée et douloureuse «  j’arrive pas à me contrôler  ».
Jouer de la transe corporelle pour la réminiscence du sujet en question, en passer par ce regard convoqué, qui leur permet de se mettre en différence massive à notre égard, nous n’habitons pas le même monde, nous ne pouvons les rejoindre, ainsi ils nous barrent la route vers eux, tout en nous laissant voir, à voir. De loin, ils nous éructent leur détestation de l’adulte et de ses références cadre. Ils crient leur souffrance de tous petits délaissés sans appui, ils nous rapportent des modalités éducatives auxquelles ils ont été confrontés, ils s’en font les conteurs, parfois la contextualisant et la banalisant au prix de postures identificatoires qui définissent leur monde.
Il y a celui pour qui, depuis hier, à plein de moments, je parle dans ma tête, à défaut de trouver l’énergie, le temps juste, à lever mes barrières de peur des réactions possibles, des réactivations de blessures ou de perte de face… Comment exprimer l’insupportable de cette situation, figée, sidérée, répétitions… Tu m’inquiètes, tu t’abîmes, tu régresses, tu t’enlises, et je n’y arrive pas, on n’y arrive pas, tu n’y arrives pas… Et tu débarques, un peu plus tard, lançant, en humant les odeurs de saucisses grillées et de lentilles, plat suggéré la veille au cours d’un repas tranquille : «  Wooh, Thierry, je t’aime !  ». «  Moi aussi, je t’aime, Tom. !  ». C’est bien tout ce que j’ai pu te répondre. Et le repas terminé, où je sais que tu fais l’effort d’y rester un peu, d’évoquer quelques sujets que l’on peut partager, tu remontes alors dans les odeurs âcres, agrégeant à toi les autres qui te craignent, qui te modélisent ou qui vénèrent tes substances illicites.
Se faire secrétaire de ces débordements, et proposer cette position éthique comme bordure sur laquelle ils puissent se poser, se contenir lorsqu’ils sont par trop agités. Cette clinique appelle à partir de soi-même comme un autre pour ouvrir l’espace d’un délire à deux, se saisir du point d’Où : «  D’où tu me parles ?   » Et oui, juste question, d’où tu me parles, je parle de mon extime, celle qui au prix d’un travail personnel, d’une bienveillance à mon propre égard que j’accepte et entends comme ce qui vient me définir dans le rapport à l’autre, valeur de l’intime externalisée. Nous nous entendons à dire que l’extime de l’un n’est pas l’extime de l’autre, mais participe de la création d’un lieu où de l’intime pluriel existe et nous soutient dans notre pratique.
Habiter ce lieu de vie, c’est prendre le temps de l’accueil, se saisir des écueils, y compris des nôtres. Cette authenticité à valeur de transmission, elle participe de ce qui nous anime. Prendre soin de l’autre, l’accueillir. De cet autre dont nous ne savons rien. Tout au long de ce récent parcours, des idéaux sont tombés, des êtres ont quitté les chemins pour d’autres lieux, des questions restent en suspens, d’autres n’ont pas su imprimer leurs traces, d’autres les ont volontairement effacées. Mais le «  Lieu  » a rempli un peu de sa fonction, celle d’instiller de la vie pour répondre aux pulsions mortifères.


(1) Extrait condensé d’un chapitre du livre L’éducation spécialisée, enjeux cliniques, politiques, éthiques  ; sous la direction de Sébastien Fournier et de Joseph Rouzel, 2020, Éd. L’Harmattan