N° 1309 | Le 18 janvier 2022 | Entretien avec Marc Labrune, directeur de l’association Sillage | Échos du terrain (accès libre)

Des délinquants sur un bateau

Thèmes : Délinquance, Pratique professionnelle

L’association Sillage a célébré les 22 ans d’activité de son Centre éducatif renforcé, en organisant une journée d’étude le 5 janvier.
L’occasion d’interroger Marc Labrune, son directeur, sur le quotidien maritime des quatre jeunes, du skipper et de l’éducateur embarqués sur chacun des deux bateaux qui naviguent le long des côtes européennes.

Que répondez-vous à ceux qui considèrent un peu scandaleux de payer une croisière à des voyous, alors que d’autres jeunes qui ne font pas de bêtises n’ont pas cette chance ?

Je leur réponds que cela n’a rien d’une croisière. C’est un placement autoritaire dans un lieu dangereux, inconfortable et rugueux. Les quatre jeunes, qui embarquent sur chacun de nos deux bateaux, vont vivre l’un des moments parmi les plus durs qu’ils n’ont jamais vécus. Pendant trois mois, ils vont être confrontés à des activités contraignantes. L’idée de croisière renvoie à un agrément. Nous naviguons de septembre à juin, donc en grande partie pendant les périodes les plus rudes de l’année. L’équipage et le groupe d’adolescents (dont 99 % n’ont jamais navigué) sont donc confrontés à des conditions météorologiques qui peuvent s’avérer particulièrement éprouvantes. Ce n’est pas la même chose d’être sur un bateau avec une température ambiante de 20°, qu’avec une autre ne dépassant pas 6°. La confrontation à l’humidité est tout aussi rebutante, nécessitant bien des ressources sur le plan psychologique pour s’adapter. Il faut aussi évoquer la rupture avec sa famille, avec ses amis, avec son mode de vie habituel. Une seule communication téléphonique d’une heure est autorisée par semaine. L’échange épistolaires n’est pas limité. Il est même encouragé. Aucun jeune n’embarque à bord avec le moindre appareil électronique : ni aérosol à vapoter, ni téléphone, ni MP3. Nous fournissons sur place tout ce qui leur permet d’écouter leur musique. Mais, ils n’emportent pas avec eux leur «  doudou  » qui leur permettait jusqu’à présent d’être en relation téléphonique quasi-permanente avec leurs proches. Je peux vous assurer que pour eux, le sevrage à l’égard des réseaux est bien plus difficile que celle à l’égard du shit. Tout parent ayant tenté de priver son ado de son portable, ne serait-ce qu’une semaine, mesurera la pression quand les jeunes que nous embarquons le sont pendant trois mois ! Il ne s’agit donc pas d’offrir une gentille croisière à de méchants délinquants, mais de les confronter à des contraintes extrêmement fortes.

À découvrir le tableau que vous nous dressez, on peut à l’inverse se demander s’il y a encore de la place pour l’éducatif ?

Il est important de rappeler le profil de ces jeunes sous-main de justice. Ils sont placés sur décision d’un juge des enfants, juge d’application des peines ou juge d’instruction. Ils sont en échec dans leurs relations sociales et dans leur scolarité qu’ils ont parfois quittée, depuis leur entrée en sixième. Ils vivent dans la toute-puissance, dans l’immédiateté et sont pour beaucoup dans l’intolérance à la frustration. Le seul registre qu’ils acceptent est celui du plaisir. Nous n’attendons pas leur demande initiale, ni une quelconque adhésion préalable. S’ils sont là, c’est d’abord parce qu’ils ne l’ont pas choisi. Si on devait attendre leur désir ou leur bon vouloir, on risquerait d’attendre longtemps. Notre objectif, c’est de les placer en phase avec le principe de réalité. Tout parent contrôle si son enfant a bien terminé ses devoirs, avant d’aller jouer… jusqu’à ce que celui-ci devenu autonome s’approprie cette contrainte et l’intègre dans son mode de fonctionnement. à bord, nous agissons de la même manière. Au début, les adolescents sont dans l’opposition, le négatif et la défensive. C’est au cours du placement qu’ils vont s’approprier le sens de leur placement. Petit à petit, ils acceptent les contraintes et intériorisent le cadre. La navigation y contribue beaucoup. Cela peut apparaître comme excessif, c’est pourtant ce que nous faisons avec nos enfants. Pourquoi ferions-nous différemment avec ceux que nous embarquons, alors que justement le refus de toute obligation qui est au cœur de leur problématique.

Face à un régime aussi strict, vous devez souvent être confronté à des fugues !

D’abord, ce régime n’est ni strict, ni rigide. Il est rigoureux. Ensuite, nous n’avons pas tant de fugues que cela : guère plus de trois par an. Et cette fugue est avant tout un moment éducatif. Elle est à l’interface entre l’impulsivité du jeune et son appropriation du placement. Elle indique qu’il n’a pas encore mentalisé la balance avantages/inconvénients, n’ayant pas mesuré combien sa fuite ne peut qu’aggraver sa situation pénale. Il n’y a aucune contention pour l’empêcher de partir. Un CER n’est pas un lieu de privation de liberté. La plupart du temps, il s’apaise à distance du bateau et réembarque au bout d’un moment. Pour nous, une fugue n’est jamais un échec. Ce qui l’est, c’est la mainlevée de la mesure de placement qui intervient soit en cas d’incident d’une gravité telle que le jeune ne pas rester à bord, soit quand il a réussi à réintégrer sa famille. Là, il est quasiment impossible de le faire repartir. Nous nous trouvons dans ces situations dans une proportion moyenne de 5 % des prise en charge.

Qu’en est-il de la violence pendant le séjour ?

Du côté des encadrants, elle n’est pas tolérée et ne serait pas tolérable. Du côté des gamins, même s’il y a très peu de passages à l’acte, l’agressivité est constante, surtout au début. S’il peut arriver que le skipper ou l’éducateur soit bousculé, les jeunes n’ont que l’insulte à la bouche : c’est leur mode de communication privilégié. Si nous portions plainte pour outrage, comme beaucoup d’établissement le font, à chaque fois qu’on se faisait injurier, nous passerions tout notre temps à la gendarmerie. Il faut dire que nous travaillons avec et sur le conflit que nous ne cherchons jamais à éviter. Si nous le faisions, l’explosion qui aurait lieu un peu plus tard serait décuplée, présentant le risque d’être plus forte, plus dure à désamorcer et donc plus dangereuse. Nous préférons la confrontation de basse intensité à un louvoiement qui ne ferait que reculer pour mieux sauter. Pour autant, ce qui permet quand même de réduire l’intensité de la violence dans les relations, c’est la continuité de la présence des deux adultes qui sont sur place minimum une semaine d’affilée. Le lien et l’interconnaissance qui se tissent alors, au fil des jours, contribue à pacifier progressivement le quotidien. Pour ces jeunes qui n’ont pas forcément rencontré d’adultes réussissant à leur tenir tête, un cadre qui est tenu les rassure et les sécurise. Il ne faut pas non plus oublier le récit de vie qui se construit. C’est quand même une aventure qui sort de l’ordinaire et qui contribue à souder les adultes et les adolescents.

Comment réagissez-vous, néanmoins, quand une crise perdure ?

La consigne est claire : ne pas rester isolé en mer ou au mouillage et gagner le plus vite possible une zone portuaire. Il faut donner la possibilité au jeune d’avoir une échappatoire. Mieux vaut qu’il aille prendre l’air que de passer à l’acte. Ensuite, s’il ne réussit toujours pas à se calmer, on fait appel à un tiers. Moi, le Directeur, en premier. Je me déplace même en pleine nuit. Dès lors que le bateau navigue en itinérance, je peux mettre plusieurs heures. Mais, j’arrive. Et puis, il y a le 17 qui permet de faire appel aux forces de l’ordre. Nous ne sommes alors plus un établissement en mer, mais à terre, agissant comme le font nos collègues de foyer.

Propos recueillis par Jacques Trémintin

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