N° 1308 | Le 4 janvier 2022 | Par Monique Eyraud, éducatrice spécialisée auprès d’enfants polyhandicapés | Espace du lecteur (accès libre)

Crémation

Thèmes : Mort, Maladie

Installé dans la buanderie, je fais des piles, linge à plier d’un côté, linge à repasser de l’autre, en écoutant Les chemins de la philosophie. Ce matin « Les origines du totalitarisme » d’Hannah Arendt. Les émissions d’Adèle Van Reeth monopolisent mon attention chaque matin. C’est juste au moment où j’apprends que le mot Totalitarianism exprime l’idée que, la dictature ne s’exerce pas seulement dans la sphère politique, mais dans toutes, y compris les sphère privée et intime, qu’une forte odeur de cramé, venant de l’extérieur, me fait perdre le fil de l’analyse rondement menée par l’intervenant ! Je me précipite à la fenêtre et là, une fumée noire éclipse la moindre parcelle de verdure. J’aperçois Maud, manches retroussées, combinaison de travail bleue, gants de désherbage et fichu enrubanné autour de ses cheveux, près du grand bidon prévu pour recueillir les eaux de pluie mais qui, pour l’heure, renvoie de grandes flammes. Quelques-uns de mes habits jonchent le sol et je comprends qu’ils sont les prochains sur la liste de crémation.
- Mais tu fais quoi ? T’es devenue folle ?
- Folle, moi ? T’as pas l’impression de retourner la situation ?
- Mais, c’est... mes affaires que tu brûles, et mes gants ? Non, non, pas mes gants, arrête ça tout de suite.
Il dévale les escaliers, déboule dans la cour, prend une quinte de toux à s’arracher les poumons. Elle brandit la barre de fer, qui l’aide à pousser les habits dans le container en fer, et fait mine de s’en servir contre lui.
- Pas question ! Tu rentres, tu sors, j’sais pas où tu traînes, ni ce que tu m’ramènes à la maison, cette fois c’est bon, ton inconscience ralbol !
- Mais Maud je ne traîne pas, je fais les courses minimales pour qu’on puisse survivre, je prends des risques chaque fois que je sors, mais je fais attention.
- Tu fais attention ! t’as pas utilisé une seule goutte des trois litres de gel hydroalcoolique de ma fabrication. Tu t’laves pas les mains en rentrant, tu ne quittes pas tes chaussures, tu poses tes gants sur la table de la cuisine, il est où ton masque d’ailleurs ? Dans le salon, jeté à la va-vite n’importe où ? Tu m’épuises. Terminées mes angoisses de contamination, j’immole !
La fumée, aspirée par le courant d’air de la porte fenêtre du premier, entre dans la cuisine, le chat se précipite dehors, hésite et fonce rejoindre son arbre favori, un bel érable immense du haut duquel il observe la scène. Max ferme la porte de la maison, les voisins de l’immeuble d’en face jettent un oeil inquiet, voire réprobateur, de derrière leurs carreaux.
Max réfléchit à mille à l’heure, comment ramener sa Maud vers le chemin du bon sens ? Elle déraille complétement. Il regarde, impuissant, ses chaussures préférées rejoindre le poële improvisé par sa dictatrice du jour. Ce dernier geste aura le dernier mot. Le feu s’embrase, une flamme lèche une mèche rebelle délogée du turban de Maud laquelle, terrorisée s’affale de tout son long en voulant reculer pour éviter d’être brûlée. Elle jure, crie, pleure puis s’effondre sur son parterre de tulipes. Max profite de la position de faiblesse de Maud, s’enquiert de l’arrosoir rempli à ras bord, et déverse son contenu sur le feu. Les voisins, toujours aux fenêtres mais la mine réjouie, l’applaudissent comme si c’était 20 h. l

A publié en 2021 « Max et Maud - Et autres balades intérieures »
(La pensée vagabonde)