N° 1346 | Le 28 septembre 2023 | Échos du terrain (accès libre)

Céleste ou l’autodétermination

Thèmes : Travail protégé, Déficience

Par Nicolas Battus, consultant formateur illettrisme-insertion-handicap & artiste


Il y a des rencontres qui bousculent nos préjugés, nos habitudes, notre paresse ordinaire. Céleste en est une : j’ai rarement rencontré personne aussi lumineuse et déterminée. Sa lucidité, les décisions qu’elle a prises entrent en collision dans ma tête avec les étiquettes «  déficience intellectuelle  » (DI), «  trouble du développement intellectuel  » (TDI) ou même «  insuffisance de l’entendement  » comme aurait dit Emmanuel Kant. Assise devant moi, Céleste est attentive à mon bla-bla liminaire : «  ... On va regarder comment tu te débrouilles pour lire, écrire, pour utiliser l’ordi, résoudre des petits problèmes avec des opérations, tu vois ?  » «  Ok ! pa pad...prooblèmes  », dit-elle en souriant. Céleste est un soleil avec des lunettes roses. Un soleil qui bégaie un peu. Je lui demande ce qu’elle faisait avant d’arriver ici à l’ESAT (Établissement et Service d’Aide par le Travail). «  Avant j’étais à l’lME (Institut Médico-Educatif) et puis au CFA (Centre de Formation d’Apprenti) après  ». Et Céleste se met à me raconter l’épreuve qu’a été pour elle la formation «  service d’étage  » au CFA. «  En stage, c’était hyper physique, hyper rapide, trop fatigant, pas de pause j’en pleurais le week-end, c’était horrible, tout le temps baissé… tellement mal au dos, je n’en pouvais plus, mais je voulais terminer et j’ai eu mon diplôme ! Chez Concordia et chez Ibis ils voulaient m’embaucher parce que je suis hyper soigneuse, mais j’ai dit non ! Non, mais comment tu peux embaucher une personne qui vient d’un milieu protégé et lui faire subir tout ça, ce n’est pas possible… j’ai dit que je veux aller d’abord en ESAT et on verra bien après… et je suis bien ici.  »

C’est son choix
Je lui demande comment elle a fait pour résister à la pression de l’employeur et de son entourage. Elle sourit : «  oui, au CFA ils m’ont dit c’est un peu dommage, à ta place j’aurais dit oui… Mais moi j’ai dit non. Maman était d’accord avec moi, même elle voulait que j’arrête, mais moi je voulais avoir le diplôme et en plus, dans ma vie perso, ce n’était pas top du tout, mais bon, j’ai tenu.  »
Céleste est bien entourée me dis-je en même temps que me revient en tête l’histoire de Malone, le pharmacien atteint de leucémie dans “L’horloge sans aiguilles” de Carson McCullers. Malone dit non à un transfert à l’hôpital pour mourir chez lui et ce non est la seule vraie décision personnelle de toute sa vie.
Combien de «  non  » décisifs dirons-nous au cours de notre vie ?
Car décider seul pour soi-même n’est pas une mince affaire comme le dit si bien Emmanuel Kant dans «  Qu’est-ce que les Lumières ?  »
«  Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité dont il est lui-même responsable. L’état de minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute lorsqu’elle résulte non pas d’une insuffisance de l’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre.
Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement !
Telle est la devise des Lumières. Paresse et lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute tutelle étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs et qu’il soit si facile à d’autres de les diriger. Il est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre pour me tenir lieu d’entendement, un directeur pour ma conscience, un médecin pour mon régime… je n’ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront à ma place de ce travail fastidieux…  »



Tenir face au joug
Un nouvel échange a lieu la semaine suivante.
- «  Tu es née où, Céleste ?  »
- «  Au Sénégal, à M’Bour. On a été adoptées avec ma sœur.  »
- «  Tu te souviens de ce moment-là ?  »
- «  Oui très bien. On était à l’orphelinat, c’était l’après-midi pendant la sieste. La directrice est venue nous voir et nous a dit : «  Il faut vous faire belles, une dame va venir vous voir.  »
- «  C’est quoi ton premier prénom ?  »
- «  Mon prénom biologique, c’est Mame Diarra.  »
Je lui demande comment ça se passe avec ses amis en ce moment avec le ramadan. «  Bah c’est un peu compliqué, ils ne comprennent pas pourquoi je ne le fais pas, ils pensent que je ne suis pas assez pieuse, je ne peux pas dire à tout le monde qu’en arrivant en France je suis devenue Céleste et que c’était terminé parce que maman ne voulait pas.  »
- «  Et toi tu y penses à cette possibilité d’y revenir ?  »
- «  Oui, mais faudrait revoir ça avec l’imam, refaire les vœux tout ça… C’est compliqué aussi avec les blacks : quand on est en couple, ils veulent trop te dire comment tu dois être et te commander et tout… ça me fatigue !  »
- «  Bon, je te laisse travailler Céleste. Merci pour cette discussion. Je vais sans doute écrire quelque chose sur ton histoire comme je te l’ai dit la semaine dernière, tu es d’accord ?  »
- «  De… rrrien, oui.  »
Je reste perplexe. Tant de gens incapables de se servir de leur propre entendement par manque de résolution et de courage et qui ont beau jeu de stigmatiser le fou, l’infirme aux signes ou l’idiot comme on disait au 19ème…
Autrement dit, tant de personnes sous le joug de la bêtise ordinaire. Car nous sommes tous un peu bêtes à un moment ou à un autre, il faut bien le reconnaitre.
Et puis que veut dire «  déficience intellectuelle  » quand on a la lucidité de dire «  non  » pour vivre mieux et qu’on répond de fait à la question de la «  vie bonne  » (eudaimonia), fondatrice de la philosophie même.


(1) Le prénom a été changé