N° 1319 | Le 7 juin 2022 | Par HARRANE Yacine, DUFRENNE Margaux, HASSAK Kahina, LAVEYNE Lucie, MIELOT Claire, PROKSA Nina, étudiants-éducateurs spécialisés, 3e année AFERTES Mandela à Avion (62) | Espace du lecteur (accès libre)

Bonne distance professionnelle ? Désolé, on a perdu le m (aî) ètre !

Thèmes : Pédagogie, Pratique professionnelle

Souvent réprimées, les émotions constituent un tabou dans nos professions. Sur nos terrains de stage, il nous est souvent demandé de dégager notre objectivité, afin d’apparaître le plus neutre possible : «  être à la bonne distance  ». Pour nous, cette injonction est contraire à nos principes et à nos valeurs, car en formation – qui plus est en pédagogie sociale – les émotions ont toute leur place. Pour débattre de tout cela avec nos pairs, nos collègues, nous avons échafaudé une conférence gesticulée mettant en scène la part de nos émotions dans notre pratique professionnelle.
À partir de l’article «  Maximiser l’objectivité et minimiser la neutralité  » d’Irène Pereira, nous pouvons affirmer que la pleine neutralité n’existe pas puisque nous sommes tous et toutes des êtres subjectifs, constamment influencés par notre genre, notre position sociale ou encore notre expérience. Aussi, cette illusion de neutralité consisterait à accéder à la pleine objectivité. Nous savons bien que celle-ci peut produire des intérêts pour la recherche. Elle s’appuie sur des faits académiques et scientifiques telles que les lois sociologiques. Aujourd’hui il y a une injonction à introduire de la science dans nos pratiques. Néanmoins, nous avons tous des connaissances légitimes issues de notre propre expérience. Aussi, nous assumons notre subjectivité et la non-neutralité dans nos pratiques. Nous préférons quant à nous la «  juste proximité  », la non-neutralité, la relation humaine.

Transmettre ses émotions

Pour certains professionnels, la prise en considération des émotions dans l’accompagnement remettrait en question leur professionnalisme qui nécessite au contraire de les refouler. L’évoquer relève du tabou. Pour nous, et au regard de notre formation, notre métier repose avant tout sur la relation humaine. Cependant, en stage, nous faisons face à des injonctions paradoxales puissantes : «  sois emphatique, mais reste distant  » (1), «  accompagne, mais ne t’implique pas de trop  ». Or, ces émotions sont essentielles, servant à certains moments de véritables «  signaux d’alarmes {} permettant d’évaluer le plus justement les situations  » (1) et permettant aussi de nous aider à ressentir le plus justement une situation vécue et d’adapter notre positionnement ainsi que notre accompagnement. Si elles sont légitimes, car au cœur d’un travail social humaniste, le plus difficile est de trouver et préserver l’équilibre entre les nôtres et celles des autres…
Pour expliquer ce que nous vivons, nous vous proposons des épisodes que nous avons vécus en stage et qui nous ont particulièrement marqués.
Un jour, lors d’un échange avec un Mineur non accompagné âgé de 17 ans, je me fais reprocher de ne pas réussir à le comprendre. Scolarisé avec des filles, il est tombé amoureux de l’une d’entre elles. Ils se sont fréquentés pendant six mois, avant de rompre leur relation. Il était vraiment très triste et n’avait plus envie de rien. Il n’était plus motivé et pensait que l’amour, pour lui, c’était fini. Un jour, il me prit à partie en me disant : «  six mois, c’est peut-être rien pour toi, mais pour moi ça a été si fort que je ne sais pas comment gérer ; toi t’es blanche, ça doit être plus facile de s’en remettre… de toute façon, tu ne peux pas comprendre ce que je ressens.  » Je savais très bien ce qu’il pouvait ressentir parce que, moi aussi, j’avais vécu la même situation. Et je me suis posée la question de savoir si, oui ou non, je devais lui partager un peu de ma vie privée, pour lui montrer que ça arrive à tout le monde et que la vie continue. Finalement, j’ai pris la décision lui faire part de mon histoire amoureuse contrariée. Je lui ai dit que non, le fait d’être blanche n’avait rien à voir là-dedans, que l’amour n’avait aucune couleur de peau et que cette rupture avait été aussi dure pour lui que pour moi. Comme lui, je n’avais plus envie de me lever le matin, mes habitudes étaient chamboulées et tout ce que je ressentais à l’intérieur de moi, c’était de la colère J’ai fini par lui dire qu’il fallait laisser parler ses émotions, s’exprimer, de ne pas fermer la porte aux nouvelles rencontres qu’il pourrait faire.

(A) Larme sociale

J’effectue un stage au sein d’un service socio-éducatif. Comme on a coutume à dire à l’ASE, je dois «  être le garant du respect du projet des enfants confiés à l’aide sociale à l’enfance  », tout un programme. La réalité est tout autre… Lors de ma première permanence d’urgence, avec ma référente de stage, nous avons été informés d’une audience programmée à 16 h 00, devant décider d’un placement. La situation (oui, je dis bien «  situation  », car à l’ASE, on ne parle pas de famille, ni d’enfants, mais de situation) concerne une fratrie de trois enfants âgés de 3 à 9 ans. Je devais trouver en amont un lieu d’accueil. Appels et refus s’enchaînent, source de stress et d’inquiétude pour moi. Lors de l’audience, je suis frappé par la violence des propos du magistrat à l’égard de la mère. Je ne lis aucune expression d’émotion dans le regard de mes collègues qui restent stoïques. Lorsque mes regards croisent la mère j’essaie de lui faire comprendre de manière non verbale que j’entends sa peine et que je la soutiens dans cette épreuve. En sortant du tribunal, j’éprouve de la colère : «  Pourquoi cette audience s’est passée comme ça ? Est-ce que cela se passe toujours comme ça ?  » Les pleurs des enfants et de la mère, la nuit noire dehors, la pluie… toutes les conditions sont réunies pour que ce placement soit traumatisant. À un moment, je dois porter le plus jeune des enfants. Son corps est tremblotant. Ses larmes tombent sur mon sweat-shirt. Une tristesse indéfinissable commence à m’envahir. Je me cache dans une autre salle, pour pleurer. Mes collègues m’ont dit : «  Ne t’inquiètes pas tu vas t’y faire  ». Pour la première fois en deux ans de formation, je me suis posé la question de savoir si j’étais fait pour ce métier, mais surtout si j’étais assez fort, si j’étais assez neutre. Mes camarades de promo et mes formateurs ont été là pour me rassurer.
Ce qui est nommé «  bonne distance  » vient questionner le sens de notre métier et semble balayer la dimension humaine de toute relation. Ce qui nous rassemble aujourd’hui, c’est d’avoir choisi cette profession en conscience, car elle repose sur la rencontre et la relation. Aseptiser la relation de tout affect, de toute émotion revient à nier l’Autre, à le déconsidérer pour, au final, le priver de certaines clés qui lui permettraient de se construire, de se découvrir et de s’épanouir en tant qu’individu singulier.
Aujourd’hui, en tant qu’étudiants, au-delà de dénoncer des systèmes et des organisations qui, selon nous, dysfonctionnent, nous avons appris à nous engager et à croire en cette utopie commune qui est de faire passer la relation à l’autre au premier plan, dans un monde où les institutions médico-sociales nous rendent dépendants, exécutants. Le social nécessite des moyens pour réussir le pari de la justice sociale.
Demain, en tant que professionnels, nous espérons pouvoir exercer dans un cadre bienveillant, bien-traitant, pétri d’affects, d’émotions à l’égard des personnes accompagnées et des accompagnants. Nous ne voulons pas être, professionnels comme usagers, les victimes de la machinalisation du travail social, de la bureaucratie. Une chose est sûre, nos émotions nous amèneront toujours là où nous voulons aller, vers une relation sincère, authentique.


(1) MF — Travailleuse sociale, «  Et moi, émoi… De l’importance des émotions dans le travail social, publié dans le Guide Social le 21 mai 2021.

À lire Dossier « Travail social : s’engager affectivement » n°1287