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► LE BILLET de Vince • Ce que l’on sème

On me demande de remplir des grilles, d’évaluer, de chiffrer mon travail dans une temporalité qui ne correspond en rien à la réalité de l’action sociale.
Je m’explique.
Le temps politique c’est le temps d’un mandat. Les pouvoirs publics, pour justifier de la pertinence de leurs investissements, réclament donc des bilans dans le cadre de leur propre réalité temporelle. À échéance d’un mandat, c’est-à-dire à relativement court terme, ils doivent être en capacité de rendre compte de l’impact de leurs politiques. Ils sont soumis à une obligation de résultats dictée par les échéances électorales à venir. C’est la loi du « on finance, on veut une obligation de résultats ». Une fiche Cerfa comme un Projet éducatif Individualisé d’ailleurs, c’est très précis, en termes de contenu, d’indicateurs mais aussi d’objectifs d’évaluation. Ces outils-là rassurent le politique qui a besoin de se doter de rapports d’activité au service de leurs besoins de rentabilité.
Le temps social, c’est autre chose. C’est avec lui que mon action éducative prend du sens et de la valeur. La qualité d’un accompagnement ne rentre pas dans les cases d’un dossier Cerfa. Lorsque je bossais en maison d’enfants à caractère social (Mecs) il y a vingt ans, je me suis souvent découragé sur des situations qui mettaient ma pratique, du moins je le pensais, en échec. La plupart de ces gamins venaient frotter leurs souffrances à nos postures et outils éducatifs d’équipe et il m’a toujours été très difficile de mesurer la qualité du travail effectué à leurs côtés au quotidien. Combien de « à quoi bon ? », de « ça ne sert à rien », de stratégies institutionnelles d’évitement, de découragements ? Heureusement quelques réussites et beaux moments venaient ponctuer ces doutes et m’aider à croire encore et toujours en mon utilité. Je m’accrochais à quelques détails (un sourire, une larme, une étreinte, un secret confié, un stage réussi…) pour identifier du possible chez ces ados fracassés. Ce n’est qu’avec les années qui défilent que j’arrive aujourd’hui à réellement mesurer et donc qualifier le sens de mon travail. Je suis encore en lien avec certains de ces ados rencontrés en Mecs, j’en croise d’autres au hasard. Ils ont aujourd’hui 35 ans. Pour la plupart ils sont parfaitement insérés, ont une vie de famille, des enfants, un emploi, des projets… Au-delà de l’émotion suscitée par ces retrouvailles toujours surprenantes, ces « anciens jeunes » me rappellent souvent des anecdotes du foyer lors de sorties, de séjours, de bêtises, de conflits, de tout un tas de souvenirs qu’ils ont gardé précieusement en eux comme des trésors et que j’avais complètement oubliés. Un jeune papa m’a dit encore récemment : « Je crois que tu ne mesures pas tout ce que tu as semé à cette époque  ». Effectivement je ne l’ai pas mesuré.
Pourquoi ?
Peut-être parce que les grilles de bilan qu’on m’impose dans ma pratique, celles du temps politique, ne sont pas du tout adaptées à une juste évaluation de tout ce que l’on sème.