L’Actualité de Lien Social RSS


■ ACTU - Ségur, la saga de la fonction publique en colère

En terme de politique hors-sol, la prime Ségur devient un cas d’école. Ce bonus censé calmer les esprits dans le secteur du social et du médico-social sert paradoxalement de détonateur aux colères qui couvaient. Mobilisés à l’échelle nationale, les agents de la fonction publique multiplient également les actions au niveau local.

Ardèche, Moselle, Côte-d’Armor, Pyrénées-Orientales, Aisne… Partout le social brûle et la canicule n’a rien à faire là-dedans. Depuis un mois, la mobilisation des agents de la fonction publique territoriale est quasi épidémique. Au moins vingt départements sont déjà en lutte. Il ne se passe pas 48 heures sans qu’un hôtel de département ne soit occupé, qu’une grève soit annoncée, que des pancartes soient levées et des séances plénières huées. Aux quatre coins de la France, les cris de détresse des professionnels de la fonction publique résonnent. Entre colère et sentiment de mépris, tous dénoncent des conditions de travail déplorables et des conséquences désastreuses sur les personnes accompagnées.

Prime Ségur, l’heure des comptes

Depuis la publication du décret du 29 avril 2022 accordant la prime Ségur à certains agents de la filière socio-éducative des départements, plusieurs syndicats demandent la mise en application immédiate de cette revalorisation salariale. Ils regrettent une application laissée au bon vouloir de l’autorité territoriale qui listera les bénéficiaires « au regard des critères d’attribution qu’elle retient », comme le stipule le décret. « Les agents territoriaux sont les otages du financement de ces revalorisations. Tout le monde s’accorde à dire que ces métiers sont dévalorisés, pas assez rémunérés, en manque d’attractivité mais personne ne veut financer leur augmentation. La libre administration des collectivités sert ici, une fois de plus, de prétexte alors que ces revalorisations sont attendues et méritées. Qui parle d’équité ? », s’interrogeait déjà au mois d’avril Jacques Lager, secrétaire général d’Interco CFDT.



En Moselle, plus de 120 agents se sont rassemblés devant l’hôtel du département le 21 juin.©CGT Conseil Départemental 57

Plusieurs présidents de conseils départementaux ont d’ores et déjà refusé d’accorder la prime dans l’état actuel des choses. Des annonces qui ont provoqué l’indignation des agents mobilisés. En Ardèche, Olivier Amrane, président du conseil départemental s’est pour l’instant opposé à la mise en place de la prime. « Il se justifie en disant que s’ils le font, ils ne pourront pas mettre d’argent pour d’autres agents. Ils essaient de nous monter les uns contre les autres », regrette Jean-Marie Sylvestre, secrétaire général CGT des personnels du département de l’Ardèche. Le 17 juin, plusieurs agents du département soutenus par la CGT se sont invités à la réunion plénière du conseil départemental pour faire entendre leurs revendications.

Après trois interruptions de séance, le président a fait évacuer la salle, avant d’appeler les forces de l’ordre pour déloger les manifestants. Olivier Amrane a même porter plainte contre un des manifestants ayant pris la parole dans le hall de l’hôtel du département. Le président du conseil départemental du Nord, Christian Poiret a, pour l’heure, lui aussi refusé l’application du décret. « Il utilise l’argument selon lequel la revalorisation n’est pas assez inclusive. Nous on propose simplement d’accorder une prime annexe aux secrétaires médico-sociales, tel que le permet la libre administration des collectivités », explique Olivier Treneul, travailleur social et porte-parole du syndicat SUD du département du Nord.



Dans le nord de la france, le syndicat SUD estime à 1200 le nombre d’enfants non-placés ou mal-placés faute de places. ©Jérémie Rochas

En Moselle, Patrick Weiten, président du conseil départemental a déclaré ne pas avoir pris sa décision quant à l’application du Ségur. « On a pris ça comme un moyen de noyer le poisson, la mobilisation s’est faite directement après, explique Alexis (1), assistant de service social en Moselle. Ce qu’on voulait c’était se mobiliser hors syndicat pour éviter les divisions, on a lancé un groupe WhatsApp avec tous les gens qui voulaient se réunir pour une journée de grève, entre les différents services. Le 21, on était 120 sur place devant l’hôtel du département, et le double de personnes en grève. » Sur les 1048 agents du département, 240 du secteur se sont mis en grève le mardi 21 juin. L’intersyndicale FO-CFDT poursuit les négociations avec Patrick Weiten qui ne ferme pas la porte à cette revalorisation.

Des mobilisations spontanées comme celles-ci, il y en eu beaucoup ces dernières semaines. Grèves, pétitions, occupations, la lutte se propage dans le pays. La plupart des présidents de conseils départementaux n’ont pas encore répondu aux revendications des agents de la fonction publique territoriale demandant la simple application du décret. « Plusieurs départements veulent mettre la pression à l’État via l’association des départements de France pour qu’elle soutienne financièrement cette revalorisation salariale », indique Olivier Treneul. Au moins dix départements ont quant à eux accepté de revaloriser leurs agents, mais « chacun à leur manière » selon Laura (1), assistante de service social en polyvalence, mobilisée en Moselle et en lien avec d’autres départements en lutte. « A Paris, tout le monde a été revalorisé sans exclus. Dans le Var, ils ont décidé d’augmenter les indemnités de surjetassions et d’expertise (Ifse) mais sans appliquer le Ségur ».

En lutte pour l’unité

Au-delà du caractère facultatif de la revalorisation salariale dont pourrait bénéficier les agents de la fonction territoriale, les organisations syndicales dénoncent l’exclusion d’une partie du personnel. Ils demandent à ce que les 183 euros du Ségur soient versés comme complément de traitement indiciaire (Cti), pris en compte dans le calcul de la retraite contrairement à la prime. « En plus de créer la division syndicale, ils créent la division des équipes. On réclame l’extension du Complément Indiciaire à tous les personnels, la filière administrative et les fonctions support compris, sans lesquelles les services sociaux ne pourraient ni ouvrir ni tourner », rappelle Julie Wilhelm, agent d’accueil au centre départemental Moselle Solidarité et représentante CGT. Elle sera elle-même privée de prime Ségur si le décret actuel n’évolue pas de manière inclusive. Dans la fonction publique territoriale, de nombreuses professionnelles du maintien à domicile sont encore ignorées par la revalorisation. « Les collègues ne sont pas assimilés fonctionnaires mais vacataires donc pas inclus dans le dispositif Ségur », déplore Juliette, du collectif des Essentiel.le.s du lien et du soin.



En Moselle, 240 agents du département se sont mis en grève ce 21 juin.©CGT Conseil Départemental 57

En Ardèche, en Moselle, comme ailleurs, la CGT annonce qu’elle poursuivra la mobilisation si ces professions ne sont pas concernées par la revalorisation salariale. En Ille-et-Vilaine, dans les Côtes-d’Armor, ou encore dans l’Aveyron, les agents ne se sont pas satisfaits d’une prime Ségur versée uniquement à certains professionnels et restent mobilisés pour que l’ensemble du personnel puisse être reconnu. En Indre-et-Loire et dans la Vienne, les départements ont approuvé la revalorisation salariale des agents concernés par les textes. A Perpignan, la lutte a payé. Les agents se sont mobilisés le 21 juin devant le conseil départemental qui a cédé et accordé une revalorisation salariale à l’ensemble du personnel du secteur, y compris aux agents de la filière administrative, culturelle, et aux assistants familiaux.

95 % des agents administratifs sont des femmes

La mobilisation ne se limite pas à la fonction publique territoriale. Même si une majorité des professionnels du secteur social et médico-social de la fonction publique d’Etat et hospitalière ont pu bénéficier de la revalorisation salariale après de longs combats, des manifestations se poursuivent au nom des oubliés du Ségur. Le 23 juin, un appel à la grève lancé par l’intersyndicale SNPES/PJJ/FSU a été voté pour défendre « le principe d’un complément de traitement indiciaire dans le cadre de la prime Ségur » à l’ensemble des personnels de protection judiciaire de la jeunesse (Pjj). « On s’est lancé dans la mobilisation avec les travailleurs sociaux, on a tenu à mener ce combat", explique Sonia Olivier, éducatrice en Pjj à Paris et co-secretaire du Secrétariat national du SNPES-PJJ/FSU. On a appris qu’on était bénéficiaires de la prime Ségur, mais qu’il y a des exclus - les agents administratifs - c’est scandaleux.
95 % sont des femmes, beaucoup sont contractuelles et travaillent à mi-temps ou sur deux services. Elles le vivent comme une humiliation, comme du mépris. »
Une pétition a été signée par 3 500 membres du personnel sur les 9 000 que compte la Pjj. Une délégation de quatre agents administratifs a été reçue par la direction. Lors de la dernière assemblée générale organisée par l’intersyndicale, une centaine d’agents administratifs se sont mobilisés sur les 400 qui travaillent dans le secteur. Les pourparlers sont toujours en cours.
Si le sentiment d’injustice provoqué par la prime Ségur a mis le feu aux poudres, les raisons de la colère sont plus profondes et ne datent pas d’hier. Le mouvement de grève du 31 mai et 1er juin semble avoir lancé une dynamique d’ampleur. « La colère est en train de monter, ça explose au-delà des problèmes de valorisation salariale », lance Julie Wilhelm. « Sur le département de la Moselle, il y a une vingtaine de mesures en attente. Cela veut dire qu’il y des enfants en danger dans leurs familles, et on dit aux travailleurs sociaux de passer une fois par semaine pour voire l’étendue des bleus », relate l’agent d’accueil démunie face à la dégradation des conditions de travail dans son service. Pour Alexis, assistant de service social en Moselle, la prime Ségur serait un premier moyen pour rendre plus attractif le secteur en crise. « Depuis peu, nous observons que les mesures judiciaires prennent des mois à se mettre en place. Nous avons clairement la consigne d’éviter à tout prix les placements et de les solliciter si c’est la dernière des solutions. J’ai du mal à considérer qu’un juge puisse décider d’un placement et qu’en réalité, l’enfant reste à la maison faute de place. La vraie question, c’est celle de la perte de sens des professionnels », s’inquiète le travailleur social, agent de la fonction publique territoriale depuis plus de dix ans.



Depuis le début du mois de Juin, le personnel d’au moins 20 départements s’est mobilisé. ©Jérémie Rochas

Dans le Nord, cette problématique n’est pas récente. En 2018, les agents du département avaient déferlé dans les rues pour tirer la sonnette d’alarme et dénoncer la suppression de 700 places en maison d’enfants à caractère social (Mecs) et 300 postes sociaux et médico-sociaux entre 2015 et 2018. Selon Olivier Treneul, la situation est encore plus critique en 2022. « On a évalué à 1 200 le nombre d’enfants en attente de placement ou mal placés, c’est-à-dire trimballés entre deux foyers d’urgence. Juste sur le secteur Roubaix-Tourcoing, il y a 120 gamins en attente de placement », déplore le syndicaliste. « Quand des collègues du secteur font remonter des situations de maltraitance, nous devons maintenant systématiquement passer par la chaine hiérarchique, nous n’avons plus de lien direct avec les magistrats. En conséquence, des rapports restent bloqués ou ne sont jamais remontés. » Face à ce constat, des travailleurs sociaux de Lille et Roubaix ont décidé en juin de boycotter les audiences devant les juges des enfants. Ils se refusent de porter la responsabilité des mesures judiciaires non appliquées faute de moyens suffisants.

Dans la fonction publique d’État, l’inquiétude sur le sort des personnes accompagnées est le même que dans le territorial. « En Pjj, on est dans une situation telle que la majorité du personnel est contractuel, les gens ne sont pas formés. Cela amène à des situations catastrophiques. Il faut avoir une formation particulière pour prendre en charge des gamins en souffrance », déplore Sonia Olivier.

Les professionnels dénoncent aussi un changement de cap politique impactant en premier lieu les personnes accompagnées et mettant à mal les équipes. « Je vois les usagers qui souffrent, je vois mes collègues qui souffrent. C’est juste horrible. Le président a investi 20 millions d’euros pour acheter une salle de spectacle alors que nous on crève et qu’une vingtaine d’enfants sont en attente de placements ». La syndicaliste de Moselle, Julie Wilhelm pointe du doigt une politique répressive qui impacterait les plus précaires. « Les réformes du chômage, des APL et de la CAF ont plongé les gens dans la précarité. Il y a aussi le conseil départemental qui a une politique de sanction vis-à-vis des bénéficiaires du RSA. »



Pour la fonction publique territoriale, la prime Ségur dépend du bon vouloir du président du conseil départemental ©Jérémie Rochas

Pour Catherine assistante de service social au sein du département de Moselle depuis plus de 20 ans et référente informations préoccupantes (IP), tout s’est dégradé depuis le choix de la territorialisation en 2017 qui a engendré la suppression de deux postes d’assistantes de service social de polyvalence. « Le but était d’amener plus de collaborations entre les services, les assistantes de service social de polyvalence ne travaillent plus sur des secteurs mais sur des missions. Aujourd’hui, on a chacun une cinquantaine d’IP à évaluer dans un délai de 3 mois mais c’est infaisable ». Dans le secteur du maintien à domicile, les postes commencent aussi à manquer. « On ferme les services de maintien à domicile comme à Valenciennes. Les collègues se retrouvent sur le carreau. Ils disent que ça coute trop cher. C’est de la politique économique à courte vue, ce qui va couter trop cher c’est de ne pas accompagner les gens », assure Juliette du collectif des Essentiel.le.s du lien et du soin.

Burn out général

En Moselle, comme dans le Nord de la France, les départements ont demandé à leurs agents de répondre à de nouvelles missions axées sur l’insertion et de nouveaux partenariats avec des institutions comme Pôle emploi. « Pour l’exécutif, la prévention n’est plus importante. Il veut à tout prix faire de la politique d’insertion et condamne les assistantes de service social de quartier à cantonner leur activité à des missions de gestion de dispositif et de procédures. Cela nie tout le travail de lien, tout est contractualisé, avec un début, un milieu et une fin », s’exaspère Olivier Treneul. La dématérialisation a amené les professionnels à consacrer un temps important aux démarches administratives, quitte à sacrifier du temps de relation. « Il existe une vraie fracture numérique. A Metz, d’ici la fin de l’année, toutes les démarches se feront en ligne. Ils ont mis en place des agents numériques mais c’est loin d’être suffisant. »

Partout la même musique. Postes vacants, arrêts de travail, perte de sens, démissions et exercice du droit de retrait dans certains services… « Les travailleurs sociaux claquent leurs démissions, ils sauvent leur peau. Aujourd’hui, même ceux qui passent le concours de la fonction publique refusent leur catégorisation, c’est des choses nouvelles pour nous », affirme Olivier Treneul. Selon le travailleur social du Nord, les équipes n’ont jamais été autant désertées. « Ce n’est pas conjoncturel, c’est structurel et lié à des choix politiques et budgétaires qui conduisent à une détérioration des conditions de travail, à une perte de sens, au burn out. Des collègues tombent malades, ils fuient ou deviennent démotivés. » En février dernier, une professionnelle de l’UTPAS de Vauban avait tenté de mettre fin à ses jours en pleine réunion. Cet événement avait poussé trente-huit membres de l’équipe à exercer leur droit de retrait durant trois semaines.



Dans le Nord, de plus en plus de postes vacants dans les services. ©Jérémie Rochas

Les départements ont de plus en plus recours aux salariés contractuels mais la dureté des conditions de travail pousse nombre de travailleurs sociaux à quitter précipitamment leur emploi. « Les postes restent vacants. On ne donne pas les moyens aux collègues de l’ASE, de polyvalence de secteur de faire leur travail donc ils quittent la fonction publique, dégoutés. » En Moselle, il y aurait aujourd’hui plus de 40 postes vacants de travailleurs sociaux. « La charge de travail ne fait qu’augmenter, les gens partent », soupire Catherine. De son côté, Laura est jeune diplômée mais déjà épuisée par les conditions de travail. Avec 165 mesures d’accompagnement à sa seule charge, l’assistante de service social de polyvalence voit ses conditions de travail se dégrader de jour en jour. « Nous aidons des gens qui sont invisibles donc nous le sommes tout autant. »

Si la mobilisation de ces dernières semaines semble historique, certains professionnels restent prudents sur la continuité de la lutte. « Il y a toutes les raisons d’être en colère. Il faut être dans un rapport de force puissant et pouvoir l’établir sur du long cours. Je ne sais pas si les collègues ont la force et l’énergie de s’invertir sur une grève reconductible. » Si la période estivale risque de ralentir la mobilisation, beaucoup espèrent une rentrée mouvementée.

Jérémie Rochas

(1) Les prénoms ont été changés.

Pour tout savoir sur le mal-être dans le social et son combat pour s’en sortir lire le N° spécial de cet été "Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?"