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► Plonger et rebondir : l’intégrale - Quand le burn-out te guette

Lien Social a consacré son numéro 1320/1321 aux questionnements qui traversent une action sociale en pleine crise. À la marchandisation, la rigueur budgétaire et perte de sens … répondent l’épuisement, prise d’initiative, réactivité, créativité et dynamisme. « Plonger et rebondir » a reçu près d’une cinquantaine de contributions, mais n’a pu en publier qu’une vingtaine. L’occasion de présenter sur notre site certaines des contributions que le lecteur n’a pas retrouvées dans la revue.

LS 1320-21 - Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?



Par Jessica, éducatrice spécialisée Adolescente inhibée, je me suis longuement recherchée. Après quelques temps d’errance à l’université, j’ai choisi de devenir éducatrice spécialisée. Animée par la volonté de comprendre l’humain et ses aspérités, je me suis particulièrement impliquée auprès des personnes marginalisées. Accueillir les vulnérabilités, apaiser les souffrances, aller au-delà des apparences. Loin, à l’époque, de mesurer l’ampleur des épreuves que j’aurais à traverser, j’avais à cœur d’apporter un peu de douceur dans un univers parfois empli de noirceur. Guidée par ma naïveté, j’ai ainsi exploré l’altérité. Démarche emprunte de sincérité, j’aimais voir les individus se réapproprier leurs destinées. Utopiste invétérée, je rêvais d’humanité.

Au fil des années, j’ai découvert l’intensité. À travers les relations, j’ai démantelé mes préjugés. Petit à petit, j’ai construit mon identité. Aller vers, s’ouvrir à l’Autre et laisser place à l’authenticité. Prendre le temps d’observer, s’apprivoiser et écouter. Avec le temps, l’insouciance a laissé place aux prises de conscience. A force de remises en question et d’implication, j’ai appris à composer avec le monde et ses organisations. Dix ans passés à appréhender et décoder les mécanismes d’oppressions. Une décennie à tisser des relations au service des émancipations. Métier passion, certains parleront de vocation. Il était pour moi source d’exaltation.

Peu importe la rudesse et l’émouvance, cette profession je l’ai aimée et m’y suis adonnée quelles que soient les situations. J’ai néanmoins dû revoir mes ambitions. Soumise aux commandements des instances de gouvernance, j’ai vu les politiques de rendement prendre le pas sur la qualité de l’accompagnement. J’ai alors suivi les recommandations et appliqué les prescriptions. Favoriser la technicité, rendre compte des avancées, viser l’efficacité. De multiples injonctions sont venues ternir mes aspirations. Mes valeurs et mes convictions ne devaient plus venir guider mes actions. A force d’incompréhension et de frustrations, j’ai jugé bon de mettre fin aux concessions.

Je suis alors entrée en résistance, refusant de consentir à la maltraitance. Exaspération. Indignation. Protestations. Je me suis révélée militante. Peu importe les conséquences, j’ai décidé d’assumer pleinement mon positionnement. Sortir du rang, avancer à contre-courant. Portée par l’engagement, on a qualifié de subversifs certains de mes agissements. En perpétuelle dissonance, je cherchais juste à retrouver un tant soit peu de cohérence. Maintenir une posture éthique dans ces conditions de subordination relevait du parcours du combattant. Mon travail me semblait chaque jour plus contraignant mais je me refusais à donner mon consentement. « Je ne céderai pas à l’assujettissement ! ».

L’institution a feint la bienveillance se refusant à admettre les dysfonctionnements. Lasse de ces tensions constantes, elle a choisi le chemin de l’ignorance. Mes observations et propositions n’étant plus réellement prises en considération. Ma conception de l’accompagnement ne rencontrait plus grande adhésion. J’étais de moins en moins impliquée dans les décisions. Mes évaluations n’étaient plus vraiment sujettes à consultation. Je me suis officieusement retrouvée exclue de certaines réunions, comme condamnée à la réclusion. La gestionnarisation avait pris le pas sur la réflexion. Il n’était plus admis de remettre tout cela en question. Une seule issue : la résignation.

Graduellement, mon dynamisme et ma force d’investissement se sont vues bafoués par le manque de reconnaissance. La véhémence a laissé place au silence. Gagnée par le sentiment d’impuissance, je me suis retirée. Limitant les échanges, je me suis peu à peu isolée. Envahie par mes pensées, je passais mon temps à ruminer. Anxiété, confusion, hostilité. Mon quotidien professionnel n’était plus que pénibilité. Devenue presqu’indifférente au sort des personnes accompagnées, j’étais rongée par la culpabilité. Tout était sujet à m’irriter. Un rien pouvait déclencher mon émotivité. Métier poison, certains pointeront la désillusion. Je déplorerai son altération.

Plus le mal progressait, plus j’essayais de compenser. En permanence, mes limites se voyaient repoussées. Les complications s’accumulaient et je n’arrivais plus à assumer. Pour autant, je continuais. « Abandonner ? Jamais. Je survivrai ! ». Mais malgré moi, je faiblissais. Mon corps tout entier m’alertait. Troubles alimentaires, douleurs musculaires, insomnies. Fragilisée, je me sentais comme emprisonnée. Dénuée de toutes mes capacités, j’étais comme zombifiée. Ma vie entière s’en est retrouvée gangrénée. Sans vraiment réaliser, j’ai fini par m’écrouler. Confrontée à la réalité, j’ai concédé à consulter. Verdict sans appel : « Vous êtes épuisée, vous devez vous arrêter ».

La sentence était tombée. Le mode survie était depuis bien longtemps enclenché. Contre toute attente, l’engrenage a fini par s’enrayer. Proche de l’asphyxie, je me suis effondrée. Un traitement contre la dépression et l’anxiété m’a été recommandé. Je l’ai refusé. Plongée dans le noir, j’ai laissé les larmes couler et ai consenti à me reposer. L’idée de ma défaillance m’insupportait. Mon invalidité me tétanisait. Clairement, je paniquais. A bout de bras, mon entourage m’a supportée. Ma chance fut d’être bien entourée. Soutenue et réconfortée, on m’a aussi secouée : « Tu ne peux pas nous abandonner ! ». Bien que fortement diminuée, j’ai finalement eu l’élan de me relever.

S’en sont suivis des mois de coaching et de thérapie. Le mal était bien installé. Il a fallu l’accepter. Engagée sur le chemin de la rémission, j’ai dû revoir mes priorités. Tout en poursuivant mon activité, j’ai ciblé ce qui pouvait me ressourcer. Bénévolat, intervention en formation d’éducateur spécialisé, projection dans de nouveaux projets. J’ai retrouvé du sens et gagné en assurance. Après s’en être dédouané, mon employeur a finalement reconnu sa part de responsabilité. Communication rétablie. Sérénité reconquise. Si, à présent, j’en ressors grandie, l’absence de rechute n’est pas garantie. Vigilance de tous les instants, équilibre fragile, j’écris pour me préserver de l’amnésie.

De longues heures durant, j’ai réfléchi à aller vers d’autres contrées. Le travail social est en crise et je suis loin d’être un cas isolé. Nous sommes nombreux à sombrer. Nous sommes beaucoup à capituler. Dans la rue, nous nous sommes à plusieurs reprises exprimés. De nombreux collectifs se sont formés. Beaucoup d’acteurs défendent ardemment l’essence de nos métiers. J’ai bon espoir que nous parvenions à nous redresser. Cela ne se fera pas sans souffrance. Nous pouvons néanmoins l’accompagner et travailler à l’atténuer. Continuons de nous regrouper et de nous soutenir dans l’adversité. Accueillons les maux, limitons l’isolement, relayons nos expériences. Faisons communauté.

Investissons les espaces de formations, sensibilisons et impliquons les nouvelles générations. L’épuisement professionnel est un risque à prendre en considération. Informons sur les tensions traversant nos domaines d’intervention. Refusons d’entretenir l’illusion et mettons les ressources à disposition. Sur le terrain, misons sur la prévention et protégeons nos espaces de réflexion. N’oublions pas que nous pouvons mettre nos efforts à contribution, et ce jusque dans les plus hautes sphères de hiérarchisation. Ne laissons plus nos collègues à l’abandon. Nous avons chacun à jouer nos partitions. Soyons source d’inspiration et saisissons les opportunités d’évolution. J’y crois encore. Ensemble, nous ressusciterons.


LS 1320-21 - Souffrance dans le travail social • Plonger ou rebondir ?