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► LE BILLET de La plume noire • Un baiser sur la bouche

La petite Lilou s’assoit avec sa mère en face de François Durand, éducateur spécialisé de son état. Le père ne va pas tarder à arriver. Depuis la rentrée des classes, Lilou est totalement déscolarisée. Elle ne sort quasiment plus. Elle demeure collée à sa mère. Elle vit chez elle bien qu’un juge aux affaires familiales ait statué sur une résidence chez le père. Une mesure d’Assistance Educative en Milieu Ouvert est également en cours. La famille se fout pas mal de ces jugements. Au bout du compte, ils narguent la loi et cette dernière, il faut bien le reconnaître, n’a absolument aucun moyen de faire respecter ses décisions. Cela peut paraître bizarre, mais ici, pour les juges, travailler revient à pisser dans un violon.
Le père habite avec ses parents, sa seconde épouse et sa deuxième fille, demi-sœur de Lilou, dans l’hôtel familial qui fût en son temps un hôtel de passe. Quand Lilou va chez son père, elle dort avec sa grand-mère pendant que sa petite sœur dort avec son père.
François Durand voit Lilou pour la première fois. Elle lui fait immédiatement penser à Carrie White, l’héroïne de de Stephen King. Blanche comme la craie, habillée telle une poupée du début du vingtième siècle, elle est anachronique, livide, frêle et un peu sale. François Durand doit travailler à ce que la petite retourne à l’école. Cela fait deux semaines qu’il vient d’être embauché dans ce Centre Médico Psychologique et comme il est éducateur on le charge de cette mission. C’est bien connu, les éducateurs sont ceux qui amènent les enfants à l’école.
La gamine ne va plus au collège depuis près de six mois. Elle a treize ans. L’éducateur se dit que la force qui la retient à la maison doit être bien ancrée et selon lui, à vue de nez, il estime que les parents doivent certainement entraver cette scolarisation car aucune démarche entreprise par les professionnels de tous bords n’a pu aboutir. Peut-être il y a-t-il quelque chose à entendre ou à faire émerger avant de se jeter bille en tête dans une énième démarche qui risque de s’avérer une nouvelle fois vaine ? Il fait part de ses doutes en réunion, mais la médecin cheffe pédopsychiatre ne rentre pas dans ces considérations. Nous, explique-t-elle, c’est avant tout l’intérêt de l’enfant et puis, ajoute-t-elle, cette enfant faut la bouger un peu car elle profite bien de la situation.
Un coup de fil à l’assistante de service sociale du collège confirme l’avis de la pédopsychiatre. Cette petite est une mytho. Elle a parlé de harcèlement et se trouve dans l’incapacité de fournir des noms, des faits, et c’est pour ça que ses parents l’ont déscolarisée, assène la professionnelle.
Le père arrive. François Durand lui propose un fauteuil. Avant de s’assoir, il se penche légèrement vers sa fille, baisse son masque et tend ses lèvres. Lilou, délicatement, se lève, approche ses lèvres de celles de son père pour lui donner le baiser demandé et attendu. Le père prend tout l’espace. Il parle à la place de sa fille, de son ex-femme qui semble attendre l’autorisation de l’homme pour ouvrir la bouche. L’éducateur sent - et cette chose il ne peut que la sentir, la subodorer - l’odeur de la loi bafouée.
Lilou est suivie au CMP depuis trois ans. Personne n’a jamais rien relevé de la sorte. Lorsqu’il l’évoque en réunion, le sujet passe à la trappe. Par contre, on lui demande où en sont les démarches de rescolarisation.
Lilou profite vraiment de la situation. Nul doute que c’est ce qu’elle doit ressentir quand son père la rejoint dans une des chambres de l’hôtel et que docile, elle lui tend ses lèvres.