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► FORUM - Le billet de La Plume Noire : Fugue en rêve majeur

L’éducateur entend le bruit caractéristique de la poignée de la baie vitrée qui donne sur la terrasse du premier étage. Il se précipite. Trop tard. Mélodie a déjà enjambé le Garde-Corps et s’apprête à sauter. « Ne saute pas » s’écrie-t-il mais l’adolescente se jette dans le vide et, après une chute vertigineuse de plus de trois mètres, se réceptionne sur le gravier de la cour pour, tout en jetant un dernier regard à l’éducateur, s’enfuir en courant. « Amuse-toi bien et passe une bonne soirée  » lui dit-il tendrement. Puisqu’elle fugue, autant que toute aille bien pour elle. Finalement, à quoi bon la retenir ?
Brusquement, François Durand, éducateur spécialisé de son état, ouvre les yeux. Une demi-seconde lui est nécessaire pour comprendre qu’il émerge d’un rêve. Mélodie vient encore une fois de le visiter, comme bien souvent depuis plus de quinze ans, dans son sommeil.
Dans la réalité, les fugues de Mélodie ne se passaient pas comme ça. A l’époque, François ne l’accompagnait jamais de toute sa tendresse pour lui souhaiter une « bonne soirée  ». Il se lançait plutôt à ses trousses jusqu’à s’en faire péter les poumons et la rate.
Avec une mère morte en dégueulant ses tripes dans les caniveaux de la ville et un père pendu en hôpital psychiatrique, Mélodie voulait vivre libre, s’envoler par-dessus les murs gris de l’établissement censé la protéger. Les Zéducs, de leurs côtés, n’avaient de cesse de lui parler respect du règlement : horaires, repas, douches, levers tôt pour le collège, couchers pas trop tard car demain il y a collège, et tout cela bien évidemment pour son bien. Bref, ils et elles posaient et reposaient le cadre. Le psy avait beau eu leur dire en Analyse de la Pratique Professionnelle que cette petite allait bien plus vite qu’eux et qu’ils et elles étaient à la traîne, rien n’y faisait, les Zéducs persistaient et posaient et reposaient le cadre sans penser une seule seconde qu’une différence existait sûrement entre « Cadrer » et « Éduquer ».
De ce cadre, Mélodie n’en avait rien à cirer. Elle le faisait exploser en mille morceaux et pire, elle s’en délectait ce qui avait pour effet de mettre à mal toute l’équipe et encore plus François qui aimait profondément cette enfant. Ainsi, il n’acceptait pas qu’elle puisse lui échapper et les fugues lui était insupportable. Il était toujours à l’affût, sur le qui-vive. Mais Mélodie parvenait toujours à s’enfuir, le sourire aux lèvres, et quand elle rentrait, elle devait payer. Il lui faisait la misère quitte à parfois l’empêcher de rentrer, surtout l’hiver, quand il faisait bien froid. Jamais, il n’avait été fichu de lui proposer un thé, de lui demander si elle avait faim, de lui préparer une omelette ou lui faire réchauffer les restes, mettre la table et la laisser s’asseoir calmement pour qu’elle puisse respirer et se sentir un instant en paix et accueillie, jamais.

Dans le noir de sa chambre François se lève et va se servir un verre d’eau. Mélodie est revenu le hanter dans ses rêves. Une chance qu’elle lui donne, ou qu’il se donne, de rejouer la scène autrement : Accueillir ce qu’elle est au lieu de lui imposer ce qu’elle doit être.
Mais c’est trop tard. Ce n’est qu’un rêve et le verre d’eau ne parvient que difficilement à apaiser cette sensation d’aridité et d’amertume qu’il a au fond de la gorge. Quel con !!!