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► FORUM - Comment faire face aux violences institutionnelles ?

« Agir en homme de pensée et penser en homme d’action. » À l’image de cette maxime de Bergson, des professionnels se confrontent au remue-méninges qui leur est proposé, se risquant à déconstruire, à concevoir et à faire réfléchir.



Dès 1991, Stanislas Tomkiewicz et Pascal Vivet dénonçaient la maltraitance qui se déploie au coeur des institutions chargées de protéger les populations vulnérables qu’elles accueillent (1). Où en sommes-nous de cette réflexion ?

Par Michel Defrance, éducateur spécialisé, directeur d’institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP), retraité, « conteur d’institution »

Les termes de violence et d’institution évoquent de nombreuses représentations. Les violences effectives ou ressenties, inacceptables pour certains, ou simples contraintes à subir pour d’autres. L’institution évoque soit l’établissement ou le service, soit la direction mais rarement une organisation qui procède de valeurs, concepts, projets rassemblant des « militants » agissant ensemble pour une cause commune. Les violences institutionnelles sont des réactions à l’encontre de ce qui s’oppose : refus d’adhérer ou d’obéir, résistance qu’il conviendrait de faire plier par la force physique ou psychique. Elles surgissent surtout face aux agressions dont les professionnels peuvent être victimes.
Lorsque la symptomatique oppositionnelle, la réactivité émotionnelle exacerbée des jeunes s’expriment, quelles attitudes, quels consensus d’intervention, quelles références théoriques viennent donner sens aux pratiques ? Les équipes sont interrogées dans leurs capacités à élaborer leurs réponses et les directions dans leurs facultés à mettre en place et soutenir les échanges, faire vivre les controverses, sécuriser les espaces de parole, animer, conduire ces élaborations interdisciplinaires, mais aussi dans leur capacité à soutenir les personnes affectées par ces évènements violents. En situation d’être insultés, menacés, bousculés, rarement frappés, les professionnels ne sont pas tous émotionnellement capables de réagir « à bon escient » avec le recul suffisant, la maîtrise nécessaire pour ne pas répondre en miroir. C’est bien grâce au travail collectif de réflexion, de respect mutuel, d’entraide, que les collègues ne se sentiront pas seuls face à leurs émotions et que leur « sécurité d’intervenir » sera suffisante. On peut intervenir à plusieurs ou se trouver malheureusement trop souvent isolé face à un jeune, mais alors faire en sorte que celui-ci perçoive que derrière son éduc il y a tous les autres… Ne pas donner à penser que l’on agit en son nom propre – ce qui pourrait être arbitraire –, mais au nom de l’institution… Les jeunes sont d’autant plus réactifs qu’ils se sentent injustement traités, insuffisamment pris en compte ou encore incompris… La prévention des comportements éducatifs irrespectueux passe par une attention de tous les instants à chacun d’entre eux. Qu’ils se rendent insupportables pour évacuer l’insupportable en eux devrait être compris et assumé par des professionnels formés à ces relations « rugueuses » qui avant de s’engager dans ces métiers de la relation à forte exposition émotionnelle devraient en mesurer les risques, les accepter et s’y préparer… « Je n’ai pas choisi ce métier pour me faire insulter. » Certes, mais un pompier n’exerce pas non plus pour se faire brûler… Être éducateur a toujours été un exercice périlleux qui suppose force morale, conviction et engagement. Les jeunes dont nous nous occupons ont besoin de notre affection et de la fermeté de nos exigences pour se sentir reconnus. Ce sont des postures à élaborer inlassablement pour ne pas laisser notre réactivité émotionnelle, notre crainte seules guider nos interventions. Maintenir « ouvert » un accès lucide à ses affects passe par l’acceptation d’un « travail sur soi » exigeant pour gérer les atteintes narcissiques que ces situations nous font connaître… La formation initiale et continue, une vie institutionnelle riche d’échanges et d’élaborations communes, de solidarité, d’humour, ainsi que des espaces de repli réflexifs comme l’analyse des pratiques et les journées d’étude en « intra » sont les principaux leviers de prévention des violences institutionnelles…

Par Jérôme Bouts, travailleur social, directeur général d’association

Christophe a 60 ans, il part à la retraite après trente-cinq années de bons et loyaux services dans une maison d’enfants à caractère social (MECS). D’abord agent technique, il n’a jamais fermé la porte de sa cuisine aux adolescents. Il m’explique avoir eu deux carrières : la seconde a commencé lorsque un directeur a décidé de le reconnaître comme éducateur technique alors qu’il exerçait déjà depuis des années, de fait, une fonction éducative. Cette décision a changé sa vie professionnelle, laissant derrière lui ce qu’il ressentait comme une violence de l’institution à son égard, un défaut de gratitude. Le philosophe et enseignant Éric Fiat nous explique qu’il faut inverser la pyramide de Maslow. Il propose la primauté d’un besoin de reconnaissance pour s’accomplir à ceux des besoins physiologiques. « Je suis moi par la grâce de toi  », nous dit-il encore. L’institution justement est censée proposer l’articulation entre les individus qui la composent et la dimension collective ; garantissant à chacun d’être reconnu mais aussi limité dans sa subjectivité au service de nos missions sociales et médico-sociales. Il apparaît pour nous que les violences institutionnelles naissent lorsque nous ne recherchons pas cet équilibre. À une époque où l’on tend à nous imposer une logique de désinstitutionnalisation, c’est au contraire le lieu institutionnel qui permet la confrontation (versus affrontement). Les conflits apparaissent lorsque cet équilibre est rompu. Ils doivent être traités en tant que tels, sans être confondus dans la gestion des institutions avec la logique de conflictualité nécessaire à des confrontations porteuses de co-constructions. D’une autre façon, quand le pédopsychiatre Philippe Jeammet nous explique que nous sommes essentiellement guidés par nos émotions, c’est justement l’institution qui propose un cadre de droit susceptible de les canaliser vers la créativité plutôt que vers la destructivité. Ainsi les violences dans les institutions arrivent lorsqu’il manque l’institutionnalisation des pratiques, lorsque celles-ci ne sont pas référées à des conceptions suffisamment partagées et arrêtées ensemble. Les pratiques ne disent en effet rien ou pas grand-chose du sens qu’on y met et c’est un lieu commun que de dire que les personnes souffrent professionnellement à partir du moment où elles ne perçoivent plus le sens de leur pratique. À l’image de ces institutions réduites à donner des directives à la place de directions. Ce refuge dans l’opératoire (les procédures) est symptomatique de cela.
Il m’apparaît que les institutions doivent faire un effort de définition des objets qui les occupent, sans quoi le sens ne peut plus ni être garanti ni guère rappelé. Il s’agit de se mettre d’accord suffisamment sur les « évidences » qui président à nos missions. Parmi mille autres exemples, on peut définir ensemble ce qu’est l’éducation : il s’agit bien d’une question de transmission de valeurs (des règles, des normes, des usages) qui s’oppose à toute idée de domination. Cela donne une direction, permet des protocoles qui offrent un espace de possibles référés et garantis par l’institution, ses cadres mais aussi par ceux qui en comprennent le sens.
Notre jeune retraité Christophe, donc, nous dit avoir pu exercer sa pratique professionnelle librement dans son institution. Pour reprendre Reynald Brizais « professionnel ni libre ni déterminé, il a été libre de choisir parmi des possibles institutionnels qu’il n’avait pas complètement choisis  ». Nous savons que les adolescents accompagnés durant toutes ces années auront bénéficié de ce cadre recherché de non-violence institutionnelle !

(1) Aimer mal, châtier bien : enquêtes sur les violences dans les institutions pour enfants et adolescents, Éd Seuil.

Publié dans Lien Social n°1261 (12 novembre 2019)