• TERRAIN - Journal de bord - Repenser les solutions de sorties pour les précaires, un enjeu de santé publique, un défi pour le Travail social

Par Martine Abrous, chercheuse.

Quels enseignements les acteurs de la lutte contre la pauvreté, les chefs de file du monde du travail social en première ligne, peuvent-ils dégager de la crise du Covid 19 pour une alternative au vieux système de l’aide sociale entre minimas sociaux et hébergement social ? Si ses limites étaient connues avant la crise, elle a pointé les liens entre le logement et la santé, la mortalité. En toile de fond, ont ressurgi le spectre du paupérisme, les hordes de travailleurs privés d’emplois, sur occupants des taudis, plus ou moins contagieux, en marge des règles sanitaires du (su)rvivre ensemble. Répétition de l’histoire, résurgence des vieux débats qui jalonnent le récit du travail social, cet agent de contrôle de l’État, qui peine malgré les évolutions réglementaires à mieux prévenir, mieux soutenir, à se réinventer.

Un premier risque est que les solutions provisoires débloquées en urgence, le fameux effort de guerre le dédouane de l’effort de réflexion, d’auto critique. Pour l’essentiel : avoir manqué depuis la fin des années 80, le rendez-vous avec les acteurs du marché du travail, détournement de la loi RMI réduite au revenu minimum ; avoir relégué les publics de l’insertion dans les coulisses des marchés du travail et du logement, entre privation du droit à l’accompagnement vers l’emploi, et mise à l’abri pour les plus mal logés, l’urgence qui dure ; avoir déconsidéré ce public non autonome, non qualifié, posture qui l’a souvent rendu inemployable donc insolvable. Enfin, plutôt que de lever les freins, avoir entretenu les clivages institutionnels par une approche par publics stigmatisés, avec comme conséquence induite les corporatismes aussi entre les métiers du travail social. Si les publics ont pâti du morcellement de l’accompagnement, de la gestion sociale autour de la figure de l’inadapté (Castel), les professionnels eux ont résisté à la remise en question, s’appuyant sur une définition floue du travail social qui n’affirme pas l’enjeu des droits du travail et au logement, registre du droit commun qui semble non réservé à la « clientèle » du travail social. Pourtant, le Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 donne la définition suivante : « Le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale, à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement. A cette fin, le travail social regroupe un ensemble de pratiques professionnelles qui s’inscrit dans un champ pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Il s’appuie sur des principes éthiques et déontologiques, sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social, celles-ci étant associées à la construction des réponses à leurs besoins. Il se fonde sur la relation entre le professionnel du travail social et la personne accompagnée, dans le respect de la dignité de cette dernière. Le travail social s’exerce dans le cadre des principes de solidarité, de justice sociale et prend en considération la diversité des personnes bénéficiant d’un accompagnement social. »

Le sort des chômeurs en question ?

La crise du Covid 19 aura montré que loin de corriger le tir, on assiste à un renforcement du vieux modèle sous l’emprise des grandes associations de l’hébergement social soutenues par l’État plus enclin à miser sur les solutions minimalistes que sur son propre Plan stratégie Pauvreté (dont l’enjeu dès 2017, était de créer un véritable service public de l’insertion centré sur l’emploi). Dans son communiqué de presse du 20 Mai 2020, la Fédération des acteurs de la solidarité mentionne : « Depuis les annonces du confinement, la mobilisation générale des associations et des structures de solidarité, en lien avec l’État, a permis de déployer des moyens jamais obtenus jusqu’alors pour protéger les personnes les plus vulnérables : prolongement de la fin de la période hivernale et de la trêve des expulsions, ouverture de places d’hébergement supplémentaires à l’hôtel, de centres de desserrement Covid-19, versement d’une aide exceptionnelle à certains jeunes et ménages précaires, distribution de chèques services, installation de points d’accès à l’eau dans certains campements et bidonvilles  ». Ces solutions provisoires, seront-elles à la une encore pour les millions de nouveaux demandeurs d’emplois qui rejoignent ceux d’avant la crise, une population de 4,575 millions de demandeurs d’emploi en Avril, chômeurs plus ou moins à temps partiel, certains futurs demandeurs de RSA ?

Inverser la logique de la lutte contre la pauvreté, nouvel effort de guerre

Les acteurs chargés de la gouvernance des politiques publiques de lutte contre la pauvreté n’ont fait que l’entériner comme fatalité, se limitant au package du revenu minimum/hébergement. Le risque est que l’État entérine ce modèle, le légalise, sous la forme d’un revenu dit d’activité et par une optimisation du parc d’hébergement social.
Une possibilité plus ambitieuse est de s’attaquer à une des racines du mal logement : la précarité de l’emploi, au lieu de panser - registre de la lutte contre la pauvreté- penser, promouvoir la mobilité résidentielle/professionnelle en faveur des actifs précaires, des demandeurs d’emplois/logement. Défendre les droits au travail et au logement en les synchronisant, c’est ce sur quoi nous travaillons actuellement avec des collectivités territoriales, avec les acteurs locaux dont les demandeurs d’emploi et de logement. Il s’agit d’envisager ensemble la création d’une Plateforme Emploi/Logement, construction d’une relation triangulaire inédite entre des demandeurs d’emplois et de logement, des employeurs et les bailleurs, à même de pactiser sur un bail-contrat de travail. Cette expérimentation établit un trait d’union avec les évolutions réglementaires depuis une trentaine d’années. De la loi RMI, elle garde la finalité de l’insertion socioprofessionnelle, la philosophie d’un double engagement de la société civile et des allocataires, celle de créer une offre d’insertion globale adaptée aux besoins des personnes. Elle renouvelle l’idée du contrat d’insertion qui a suscité ambivalence en lui conférant une perspective concrète. Elle s’appuie sur des valeurs de justice du travail social mais prône une rupture, la finalité est de sortir les chômeurs mal logés de l’aide sociale. Son volet offensif est de faire exploser les clivages institutionnels, en cela elle s’expose à des résistances ? Cette expérimentation se situe en prolongation des programmes innovants de lutte contre le chômage, venus fragiliser la dimension tutélaire du travail social (Donzelot et Roman, 1998). Mais la fragilisant seulement, tel le roseau, le Travail social ne rompt pas ?

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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