• TERRAIN - Journal de bord - Petit journal de campagne, puisque nous sommes en guerre... (3/3)

Par Isabelle CHEVALIER et Sylvie GAULENE, Ingénieures Sociales.
(Suite et fin de 1 - Les besoins des personnes accompagnées pendant la crise du COVID 19 & 2- Les travailleurs sociaux pendant la crise du COVID 19)

3. Le management par le télétravail en temps de crise

La crise sanitaire peut révéler les forces ou les faiblesses de chacun, des capacités d’adaptation de chaque professionnel, lorsque les dispositifs et outils de travail sont modifiés.

3.1 une nécessaire adaptation
Il s’avère vite nécessaire de garder du contact verbal, appeler pour remobiliser celui qui n’arrive pas à faire seul.
Comment manager son équipe sans ce contact quotidien, la présence physique, passer dire bonjour dans les bureaux, voir si tout va bien, les rituels du matin, la machine à café pour démarrer la journée, …
Par quoi remplacer tous ces indispensables relationnels ?
Ce responsable d’équipe tous les matins et tous les soirs introduit et clôture la journée par un message sur le WhatsApp de l’équipe, chacun commente et fait part de ses déconvenues : «  je n’arrive pas à me connecter » de ces interrogations « Est-ce quelqu’un a réussi à joindre la CAF ?  » ou de ses bons plans « la mairie a mis en place un réseau de solidarité pour de l’aide alimentaire » …

Pour le responsable de service la gageure est de s’adapter dans le cadre des missions qui lui sont imparties en sachant reporter les activités qui ne sont pas prioritaires, répondre à de nouvelles actions et gérer les situations d’urgence. Comment concilier distance et proximité avec les usagers et les réunions autour de situations entre professionnels d’une même institution et partenaires ? Comment en quelques jours et en situation de crise changer de pratique avec les moyens du bord ?

A l’exception des missions pour lesquelles les travailleurs sociaux sont mandatés, l’accompagnement social est basé sur la demande de la personne et sur sa capacité à être acteur de son projet. En cette période où la distanciation sociale est de mise, qu’en est-il de la distance établie entre le travailleur social et la personne dans le cadre de l’accompagnement téléphonique ? Cet accompagnement peut être la réponse à une demande de rendez-vous de la part de l’usager, mais également une sollicitation du travailleur social et de l’institution sans qu’il y ait demande de la personne. Sommes-nous dans de l’accompagnement social ou du contrôle activé par les risques de violences intra-familiales liés au confinement dans des familles précarisées ?

Didier Dubasque (2) relève : « il faut bien trouver des solutions, face à cette menace totalement nouvelle, alors même que les problèmes sociaux n’ont pas disparu…Dès lors, c’est un peu l’imagination au pouvoir... Et même si nous devons abandonner la proximité physique, cela ne nous empêche pas de développer une proximité sociale, notamment grâce au numérique. D’une certaine manière, le confinement peut même être l’occasion, pour les travailleurs sociaux, de se recentrer sur leurs fonctions principales. »
Les travailleurs sociaux innovent et s’adaptent, les éducateurs spécialisés font de l’accompagnement éducatif à domicile au téléphone avec des entretiens partagés parents/enfants, ils proposent des activités éducatives de loisirs sous forme de jeux et de travaux manuels où parents et enfants se retrouvent. Les conseillères en économie sociale et familiale proposent des supports pour poursuivre les accompagnements éducatifs budgétaires.
La mise en œuvre d’outils type carnet de bord, espaces collaboratifs où sont collectées et classées les notes, des fiches techniques de travail, le suivi des appels des personnes inquiètes, angoissées ou simplement en demande d’informations permet de piloter les actions avec des protocoles connus et partagés par toute l’équipe.
L’adaptation de l’organisation habituelle et du fonctionnement quotidien avec la mise en place de nouveaux circuits simplifiés : mails, scans, téléphone, permet de rassurer face au stress et à l’incertitude générés par cette crise et les nouvelles modalités de travail qui en découlent.

3.2 un encadrant de proximité… à distance

La communication, un pilier du télétravail.

La communication entre cadres investis sur les mêmes missions dans des services similaires permet de garder une cohérence, un échange de pratiques et une uniformité des pratiques en lien avec les directives de la hiérarchie sur le territoire, mais aussi de partager ses doutes et questionnements. Faut-il surveiller le travail produit ? le télétravail est-il un ‘vrai’ travail ?
Cette nouvelle façon de travailler peut impulser de nouvelles pratiques professionnelles qui devront être réfléchies après un bilan qualitatif et quantitatif et une évaluation de l’expérience. Après ce passage « au pas de course » au télétravail et la gestion de cette crise avec l’introduction de procédures simplifiées, il ne s’agit pas de revenir en arrière comme « s’il ne s’était rien passé ». Il ne s’agit pas non plus de privilégier le télétravail au détriment de l’accompagnement social des personnes dans le cadre d’entretiens et d’actions individuels et collectifs. C’est pourquoi la nécessité de rendre compte des actions menées pendant cette période est importante, la demande est souvent mal perçue et incomprise « pourquoi nous contrôler, à quoi ça sert, on fait le travail, on gère l’urgence ça ne suffit pas ! »

La communication entre le cadre et les membres d’une même équipe est primordiale au bon fonctionnement elle permet de travailler avec clarté, d’avoir une bonne compréhension des consignes, de rassurer, de partager des informations et d’échanger avec l’équipe.
Une responsable raconte : «  Il m’a paru indispensable d’organiser des réunions à distance, pour maintenir une dynamique de travail pluridisciplinaire, pour pallier l’isolement professionnel, organiser le travail de la semaine et coordonner les actions ».

Le maintien du lien et un travail d’équipe.
L’accompagnement de chaque professionnel et de l’équipe passe par des entretiens téléphoniques, des réunions à distance mais aussi par des échanges sur des groupes de discussions entre membres de l’équipe pour partager des expériences et travailler ensemble à cette nouvelle organisation en mouvement et en changements soumis aux nouvelles directives liées à la crise.
Pour le responsable d’unité, c’est une énergie de chaque instant, comment repérer ceux qui vont mal chez eux, les angoissés qui redoutent d’être appelés en présentiel, il faut savoir tenir compte de ces peurs, ce qui pose la question de l’iniquité entre les agents quand ce sont toujours les mêmes qui vont « au front ». C’est un équilibre à trouver car il y aura un après, un retour à la normale et les actions des uns et des autres vont laisser des traces.

Une gestion bienveillante et compréhensive.
Le cadre dans l’accompagnement de l’équipe doit exprimer qui fait quoi et comment, dans cette période de tension il doit accepter l’incertitude, les situations non résolues ou en attente et être solidaire de son équipe.
Pour Didier Dubasque « les travailleurs sociaux ont déjà pour missions d’écouter et de rassurer. C’est particulièrement vrai aujourd’hui ! Et outre ce soutien moral et psychologique, le travail social consiste particulièrement, aujourd’hui, à protéger les personnes vulnérables, à assurer la vie quotidienne et l’alimentation, et à prévenir les violences intrafamiliales. La crise du coronavirus, au fond, nous ramène à ces quatre missions essentielles. On voit bien que d’ordinaire, les problèmes administratifs nous envahissent. Mais ce mois-ci, les droits aux prestations sociales vont être renouvelés automatiquement. Au fond, nous retrouvons le sens du travail social ! »

Pour le cadre en responsabilité d’équipe de travailleurs médico-sociaux en cette période de gestion de crise, il s’agit d’habiter la fonction en s’appuyant sur trois points principaux : une éthique opératoire, des compétences de communication, une bonne connaissance des champs d’intervention et de la complexité des rapports humains (4).

La gestion de l’urgence et du risque.
La gestion des situations complexes engage la responsabilité des professionnels et du cadre, dans ce contexte la responsabilité du cadre est accrue, il doit tout particulièrement apprécier l’urgence d’une situation et savoir y répondre.
Ainsi si la protection d’un mineur requiert un placement, celui-ci doit se faire dans le respect des protocoles de sécurité pour les agents et mettre en place tous les moyens garantissant la santé du personnel, dans des situations où l’imprévu du comportement des jeunes est souvent de mise.
Un responsable rassure son équipe qui s’inquiète de la mise en œuvre d’un placement : « La sécurité des agents relève de la compétence des responsables hiérarchiques et constitue pour moi une priorité. Dans les missions que vous exercez cette question est régulièrement posée puisque vous êtes régulièrement confrontés à des risques de tout genre (passage à l’acte, instrumentalisation, mise en danger dans les visites à domicile, insécurité, etc.). Cet aspect est bien entendu exacerbé pendant cette période de confinement, et il s’agit donc d’évaluer le "risque" encouru. Aujourd’hui le confinement nous amène à penser et organiser différemment les choses et le télétravail permet difficilement de travailler de concert. J’ai essayé, avec les ressources du service d’imaginer un trajet le plus sécurisé possible en sollicitant un chauffeur, un véhicule de taille suffisante permettant de respecter la distance de sécurité ; masque et gants pour le référent et la jeune (le chauffeur en était déjà équipé) ont pu être fournis. »

Ainsi le cadre est amené à jouer le rôle de ‘traducteur’ (4) en traduisant les besoins d’innovation, portés par les travailleurs sociaux au contact des personnes accompagnées, en direction des services supports (services administratif, informatique, logistique, etc.), de façon à lever les obstacles comme les cloisonnements entre services, qui empêchent l’échange d’informations, pour comprendre, s’entendre.

Conclusion :

« C’est sous le coup d’événements historiques que nous remettons en question nos systèmes explicatifs, ronronnants, euphoriques(…) l’événement est perturbateur, modificateur, (…) d’un côté il déclenche un processus de résorption lequel, si l’événement est trop perturbant déclenche des mécanismes de régression faisant ressurgir un fonds archaïque protecteur et/ou exorciseur (…) d’un autre côté l’événement suscite un processus d’innovation qui va intégrer et répandre le changement dans la société  ». (E. Morin, 1968) (5)
L’important pour le cadre est de noter chaque jour ce qui se vit, pour capitaliser ce retour d’expérience, l’analyser dans ses impacts positifs et négatifs, quelles activités ont été réalisées, quelles stratégies d’acteurs ont été repérées, quelles nouvelles façons de travailler sont apparues, quelles adaptations ont été possibles et sont-elles durables ?

Raconter, le faire raconter et tirer le meilleur des moments vécus individuellement pour tenter d’en faire un moment collectif. Il sera alors temps de produire un écrit collectif, une charte des valeurs, les essentiels du travail social mis en relief pendant la durée du confinement et un travail social en changement sinon réinventé, qui s’appuie sur ses fondamentaux en sachant tirer profit des conséquences de cette crise.

(2) Didier DUBASQUE : « Le coronavirus ramène le travail social à l’essentiel », Interview le media social 26 mars 2020
(3) Dominique DEPINOY-BRUNEL, Jean-Pierre FEUTRY, « la fonction de cadre d’équipes sociales, comprendre, agir, évoluer », ASH Editions, Paris, 2004.
(4) Michel CALLON, Bruno LATOUR, « la théorie de l’acteur réseau ». Les grands auteurs en management de l’innovation et de la créativité 2016, p. 157-178
(5) Edgar MORIN Article « pour une sociologie de la crise ». Revue Communications 1968-12, p 2-16,

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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