• TERRAIN - Journal de bord - LES 55 JOURS DES PÉKINS (1) !

Par Rachel N’Doli, assistante familiale

Depuis dix-huit ans, nous partageons notre vie familiale avec des enfants en difficultés, confiés par l’Aide Sociale à l’Enfance. Mon mari et moi avons deux agréments chacun, mais compte-tenu des problématiques de chaque enfant nous avons rarement accueilli quatre enfants à la maison à temps complet… En effet, ce travail demande une rigueur, une patience, une bienveillance et une tolérance extraordinaire pour partager 24h/24h notre quotidien avec des enfants qui connaissent des troubles importants : hyperactifs, souffrance carentielle, troubles psychiatriques, troubles de l’attention, de la parole, déficience cognitive, handicap moteur, handicap mental, etc.

La pandémie du COVID19 est venue tout d’un coup nous propulser dans une bulle confinée où il n’y a plus que nous et les enfants accueillis et ce depuis maintenant 55 jours … 55 jours où nous nous sommes retrouvés seuls sans aucun soutien les institutions ayant fermé elles-aussi (écoles, ITEP, CAMSPP, hôpital de jour, etc…). Nous avons dû faire preuve d’une réactivité et d’une analyse rapides pour organiser notre quotidien. Effectivement, nous savions que l’état de crise sanitaire allait durer et qu’il faudrait inventer ou réinventer notre vivre ensemble avec les 3 enfants que nous accueillons. Fini la soupape de l’école pour Nicolas (2), six ans, en classe de CP : nous allions devoir nous improviser institutrice et instituteur pour maintenir les apprentissages et même en développer de nouveaux ! Pour le plus jeune, Luigi(2), âgé de deux ans, atteint d’un handicap sévère physique et mental, la vidéo s’est imposée pour filmer les séances de stimulations diverses et variées que nous proposions. Tout ce travail est envoyé aux professionnels du CAMSPP, afin que nous puissions avoir des retours, des axes de travail pour continuer et développer la stimulation. Quant à Maud(2), 3 ans, elle a dû s’adapter à la présence de son frère Nicolas 24h/24h ce qui n’est pas simple !

Vivre au quotidien avec des enfants en carence affective est épuisant. Le placement à notre domicile de Nicolas et Maud est tout récent. Placés au Foyer de l’Enfance depuis le mois d’avril 2019, ils ne sont arrivés chez nous que début janvier 2020. Si, dans un premier temps, ce fut l’état de grâce que connaissent tous les accueils dans les premiers jours ou semaines, et que nous nommons en équipe « la lune de miel », rapidement les carences affectives précoces apparaissent…Et le COVID 19 n’a fait que les intensifier… En effet, les visites médiatisées avec le père biologique ont été suspendues et ce dernier a « totalement disparu », ne demandant aucune nouvelle de ses enfants…. Maud et Nicolas sont alors dans des demandes « inépuisables » d’affection… Au tout début de ce métier, nous pensions qu’il suffisait d’offrir à ces enfants un bon environnement pour qu’ils s’épanouissent normalement. Or, l’expérience depuis 18 ans nous le montre, et tous les travailleurs sociaux le savent, la répétition des crises, symptômes du mal-être est inévitable. Inévitable, les crises de Nicolas qui entrainent des mots violents contre lui-même, contre sa sœur, contre nous et nos propres enfants….

Tous sous le même toit, sans autre échappatoire que sa chambre, le jardin, la nature autour (qui en somme nous aide grandement !). Notre couple, solidement uni par une connaissance et une compréhension commune de la problématique qui secoue en permanence la famille d’accueil a dû faire preuve d’une rigueur toute exceptionnelle pour que tous soient préservés au maximum. Nous avons mis en place un planning spécifique pour pouvoir mener à bien toutes nos tâches journalières et nous octroyer chacun à autre tour quelques « pauses ressources » nécessaires à notre équilibre psychologique.

Ce cadre de vie bien structuré, les moyens de ressources que sont pour nous notre jardin et notre potager, les ballades, nous permettent de reprendre de la distance, de nous rééquilibrer, de rêver. Notre maison, isolée, « perdue » dans la campagne, nous permet en ces temps de confinement de ne pas nous sentir enfermés. Si nous arrivons à avoir un cadre équilibré, il est quand bien même mis à mal par les crises de Nicolas et Maud toujours assez éprouvantes car fortes et violentes. Notre nouveau rôle d’institutrice et instituteur n’aide pas du tout dans nos relations avec Nicolas qui « n’aime pas l’école ». Si, dans un premier temps, les devoirs se sont passés assez calmement, cela s’est estompé au fur et mesure avec l’arrivée notamment des nouvelles notions qu’il devait assimiler…. Après 55 jours de confinement total, nous sommes épuisés et il va falloir encore passer l’épreuve de la culpabilité pour le retour à l’école qui risque d’être marqué par de nouveaux conflits… En effet, les nouvelles mesures et consignes qui doivent être appliquées sont draconiennes et bien loin de l’école que nous avions avant le COVID19 : distanciation d’un mètre entre chaque élève : les enfants ne peuvent donc plus se donner la main, s’approcher les uns des autres… ; les adultes ne pourront plus s’approcher pour aider les enfants à s’habiller, ou les consoler en cas de chagrin…. ; les jeux extérieurs seront interdits ainsi que tous ceux à l’intérieur : jeux de ballon, toboggan, vélos, trottinettes…. Un tel fonctionnement est bien loin des valeurs que prône l’école ! Si nous ne sommes pas motivés pour remettre les enfants accueillis à l’école compte-tenu de leurs difficultés et fragilité, il est aussi une réalité qui est celle de l’épuisement, des conflits ajoutés pour des missions qui n’étaient pas les nôtres (faire l’école à la maison). A cela s’ajoute que ce sont les parents biologiques qui donnent leur accord ou non pour la reprise scolaire (autorité parentale). Dans note cas, la mère de Nicolas et Maud ne veut pas qu’ils réintègrent l’école. Par ailleurs, la juge pour enfants a considérablement restreint ses droits de visite : suspension des visites médiatisées depuis septembre 2019 et demande d’une expertise psychiatrique par l’équipe éducative… ; une visite médiatisée une fois par semaine pour le père Il n’y a donc aucun accueil au domicile des parents. Nicolas et Maud vivent à temps complet chez nous. Compte-tenu de leur grande fragilité psychologique, ils ont besoin dans un premier temps d’un lieu d’accueil stable et sécurisant. Nous avons donc posé la nécessité de ne pas avoir de congés pendant un an afin que ces enfants trouvent sérénité, stabilité, sécurité et attachement affectif nécessaires à leur développement.

De plus, l’accueil de Luigi, que nous accueillons depuis sa naissance, nous a demandé beaucoup d’énergie et de disponibilité. Pour lui aussi, nous n’avons pas eu de congés depuis sa naissance. Cela a été voulu par nous et discuté avec l’équipe pluridisciplinaire qui a évalué elle aussi la nécessité de cette continuité affective pour permette à Luigi de sortir de « sa bulle ». C’est chose faite aujourd’hui : Luigi s’ouvre au monde et a une relation de qualité avec les personnes qui l’entourent. Il est en constante progression, malgré un handicap sévère…Âgé de plus de deux ans, il ne marche pas et ne tient pas seul debout, il ne parle pas avec des mots. Il est évalué à un âge mental de 10 mois…. Pourtant, Luigi vit avec un bonheur apparent : véritable « enfant soleil », il rit beaucoup, manifeste sa joie avec beaucoup d’expressivité.

Avec le COVID19 et les nouvelles contraintes qui en découlent, nous nous retrouvons avec une surcharge de travail au quotidien. Pendant 55 jours d’accueil à temps complet chez nous, sans lieu de soupape que sont l’école, les institutions, etc. Nous estimons que nous méritons une attention toute particulière. Nous aimons notre choix de vie, notre métier si difficile parfois. Nous aimons cette intensité, cette richesse relationnelle que nous vivons avec tous les enfants. Pour autant, nous ne nous sentons pas considérés ... Les assistants familiaux devraient en toute logique avoir droit eux-aussi à la prime comme nos collègues éducateurs et assistantes sociales, cadres techniques, etc… Dans le Tarn, nos associés vont percevoir une prime allant de 400 € à 700 €. Nous, nous n’aurions droit qu’à 3 € supplémentaires par jour, tarif approuvé par FO, soit 165€ pour toute la durée du confinement !! C’est une véritable honte, une insulte à l’égard de la profession, un mépris pour tout le travail que nous avons fait durant ces 55 jours et qui pour certains va continuer puisque des parents biologiques vont s’opposer au retour de leurs enfants à l’école….

(1) Pékin ou péquin : 1." Argot militaire (vieilli). Mot péjoratif employé par les militaires pour désigner le civil ". 2. (péjoratif) individu quelconque
(2) Les prénoms des enfants ont été modifiés

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