• TERRAIN - Journal de bord - L’après, c’est maintenant (1)

Par Joseph Rouzel, ancien éducateur, formateur, psychanalyste.

Nous en sommes là dans beaucoup d’institutions. Une dérive gestionnaire, un management débridé, une organisation du travail taylorienne… auraient-ils eu la peau de ce qui fonde le cœur de la pratique en travail social : à savoir une clinique de la rencontre humaine, hors de laquelle tout acte technique s’avère porter à faux ? Mais la clinique elle-même ne se soutient que de son appui institutionnel, politique, éthique. Ledit « confinement », mettant en suspens ces pratiques de direction d’un autre âge, a vu dans maints établissements des merveilles d’invention et de création. Saurons-nous faire perdurer cet état de fait ?

« Allez-tout de suite chez le cardio  » m’a ordonné mon toubib. Ça m’a sauvé la peau. Deux opérations du cœur suivies d’hémorragies et nouvelles opérations. J’ai passé le confinement à me reposer… A réfléchir sur le sens de la vie. Quand on frôle la mort on mesure la fragilité de la vie, mais aussi sa préciosité. Tel Saint Paul sur le chemin de Damas, ça vous dessille les yeux.

Et j’ai beaucoup pensé à mes collègues travailleurs sociaux. Certains m’ont donné des nouvelles, j’ai appelé pour en prendre. Avec mes copains de l’association l’@P nous avons skypé toutes les semaines ; il y a eu un beau colloque de psychanalyse organisé à partir du Brésil où je suis intervenu. Bref s’il y a distanciation physique, il ne saurait y avoir distanciation sociale, contrairement à ce qu’a voulu imposer l’État. Le lien social continue à se tisser c’est ce qui nous tient vivants, sujets immergés dans des collectifs. On ne saurait penser l’un sans l’autre. L’homme est un animal politique dit Platon . Zoon politicon.

Deux écrits m’ont mis en marche pour penser l’après, mais il n’y a pas d’après ça commence tout de suite. Un bouquin fracassant d’Emmanuel Todd : La lutte des classes en France au XXI è siècle.(1) Et un article remarquable de Pierre Dardot et Christian Laval, paru dans le Monde du samedi 9 mai : « Aucune souveraineté d’état au monde ne permettra de prévenir les pandémies ». Il y en aurait bien d’autres, tant le confinement m’a laissé du loisir pour lire et écrire, mais ces deux-là m’ont marqué. Leur conclusion est la même : nous ne sortirons de cette crise qui ne date pas d’hier - la pandémie n’est que la pointe émergée de l’iceberg - qu’en réinventant la façon de vivre ensemble. L’état du monde catastrophique, ravagé par le capitalisme, a réduit tout ce qu’il a sur terre à l’état de marchandise, prônant la libre circulation des biens et des pulsions. Les modes de gouvernement n’étant plus que le bras armé de cet impératif socio-économique. Il s’agit de faire du fric avec tout. De passer toute activité humaine à la moulinette de la rentabilité : et notamment les services publics. Hôpitaux, écoles, et bien évidemment les établissements sociaux et médico-sociaux. Les modes de direction imposées par cette idéologie féroce ont gravement atteint le secteur du travail social. Un management débridé, froid et aveugle, a produit une profonde désaffection des professionnels pour leur travail. Leur engagement auprès desdits « usagers » s’en est ressenti. Déresponsabilisés, infantilisés, bombardés de protocoles plus absurdes les uns que les autres, soumis aux ukases et contrôles de technocrates complétement débranchés de la réalité (ARS, HAS…), mais aussi désorganisés dans leurs structures de représentation collective, les travailleurs sociaux ont fait le dos rond. D’aucuns ont quitté le métier, d’autres sont tombés en maladie. Ces métiers du social en effet ne tiennent que parce qu’on y croit, qu’on y réalise un idéal, qu’on y met en œuvre des valeurs, éthiques et politiques. Lorsque la seule valeur qui demeure, celle qu’impose le capitalisme, c’est la valeur marchande, comment soutenir le sens de son travail au quotidien ?

Et le petit virus couronné est apparu. Ce virus c’est un pur réel. Il vient faire effraction dans nos corps, nos pensées, nos relations, notre façon d’être au monde. Il a aussi bouleversé nos modes de prise en charge et d’organisation institutionnels. Les hiérarchies ont pris du plomb dans l’aile. Devant l’urgence les professionnels de base ont su se mobiliser. Les petits chefs ou grands manitous soit se sont mis en télétravail, soit n’ont eu d’autre choix que de suivre ceux qui combattaient au front en première ligne. Nous en sommes là. J’ai reçu moult témoignages de collègues qui ont fait preuve d’inventions géniales au quotidien ; les enfants, les jeunes et les adultes confinés avec les travailleurs de base (ES, ME, AMP…) ont montré une ingéniosité inédite et participé à la création de collectifs humains de vie et de survie. Retrouvant ainsi ce qui constitue l’essentiel du travail dit social. En maints endroits, l’organisation du quotidien autogérée par les collectifs professionnels-usager s’est révélées d’une efficacité redoutable. C’est une grande leçon qui nous pousse à repenser le l’institution avant tout comme un tissage relationnel.

(1) Emmanuel Todd, La lutte des classes en France au XXIe siècle, Seuil, 2020.

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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