• TERRAIN - Journal de bord - « L’Armée des ombres » (2)

Par Claire Saillour, Psychologue Clinicienne.
Grand corps malade :
Devoir renoncer à beaucoup de choses, surseoir à une grande partie de sa liberté... de mouvement, de contacts ! Un peu de mort semble alors entrer en nous-même. Les corps pèsent d’avantage, on s’engourdit. On est triste, désœuvré. Qu’est-ce qui peut aider à tenir ? A donner un sens à ce temps, en demeurant désirant, acteur, vivant, au sens de libre (pour A. Camus la liberté c’est exercer une résistance à l’oppression) ... Transformer la contrainte imposée, en un espace créatif malgré tout. Ne pas subir. Lutter contre le mal, comme on dit d’un patient qu’il se bat, qu’il lutte contre la maladie ! La prise de conscience du collectif pourrait-elle aider ? Tout le monde est touché par cette pandémie et le confinement qui en découle : non seulement la ville, la région, le pays, mais la planète entière est concernée ! Et savoir que nous ne sommes pas seuls à le vivre, mais que notre situation est partagée, offre une possibilité d’identification aux autres, crée cette condition commune et cette représentation d’un grand corps sociétal. Un sentiment d’appartenance à la communauté humaine, de solidarité aussi. Nous faisons partie d’un grand corps malade ! Tout le monde a besoin de tt le monde et a besoin d’être soutenu, aidé... Chacun a son rôle à jouer, et celui déjà de « ne pas nuire » (primum non nocere, le premier précepte du serment d’Hippocrate) est un véritable chemin de perfection : s’abstenir de tout mal et de toute injustice... et bien sûr de n’infecter et n’affecter « presque » personne ! Tant on est tjs néfaste à quelqu’un... Une solidarité de l’ombre, une passivité efficace, « pour la bonne cause », en miroir du déploiement actif des héros-soignants.
L’imagination ne pourrait-elle être aussi une vraie ressource, une sorte de perfusion du confiné ? La chloroquine de la quarantaine ! La panacée du terrier ! Trouver en soi-même des idées, des solutions, des choses à s’apporter, à se donner pr traverser ce temps vacant. Tel qui reprend ses gammes au piano, telle qui réorganise sa maison, en ravive les couleurs, qui s’essaye à de nouvelles recettes culinaires, ou lit enfin tout son soûl, ou encore qui pratique le Qi gong avec son mari...
Aide aussi à apporter au collectif, faire ce qu’on peut pour aider,
soutenir les autres (téléphoner aux isolés, aux aînés) cultiver ce lien avec la communauté, avec ses moyens propres, ses dons, ses outils. Telles ces autres femmes d’aiguille qui piquent des blouses, des masques, ces cuisinières aux fourneaux qui mitonnent des gâteaux pour les soignants débordés, nourritures du corps qui vont droit au cœur de ce personnel épuisé... Toutes ces vidéos extrêmement créatives, instructives ou drôles qui circulent sur les réseaux et qu’on peut propager comme des forces antivirales pr stimuler la pensée, encourager la réflexion, développer l’humour, ces ressources vives de l’esprit, qui sont de vrais anticorps contre l’engourdissement, la morosité, la déprime... Ainsi travailler ensemble au-delà des différences de croyance ou de motivation, lutter contre un mal qui concerne, bien au-delà des histoires individuelles, l’Histoire collective de tous. « Nous sommes tous dans le même Exil » dit Camus.

Imagine Air !

L’occasion aussi de réfléchir sur le sens de la vie ! Qui sommes-nous ? En situation de crise, de perte de repères, comme à chaque étape de notre dvpt où un bouleversement remet en cause notre identité, nos « parties bébé » sont sollicitées. L’enveloppe groupale du collectif, du solidaire peut aider à retisser le sentiment d’identité du patient-confiné. Nous sommes forcés à penser, à ouvrir les yeux, à une attitude de recherche du sens, telle est une certaine bienfaisance de l’épidémie du coronavirus. Le confiné est convié à puiser en lui-même des capacités de résilience, à creuser en lui pour faire fond sur une nouvelle terre d’où rejaillir... S’éclairer à d’autres lumières, s’abreuver à de nouvelles sources, s’enrichir de nourritures complémentaires, accueillir des apports inédits, faire et laisser se faire un travail de pensée... Dé-couvrir pour chacun ce que ce temps-là nous dit, à quelle nouveauté il nous ouvre, à quelle initiation dans les deux acceptions du terme, il nous invite ! A la fois un début et une nouvelle connaissance ! Un forage vertical en soi-même en somme à la recherche de nouveaux espaces, de terres inexplorées (terra incognita) à oser s’autoriser ! Comme cette jeune patiente confinée rassurée par le conseil de sa thérapeute au téléphone, de « convoquer son imagination » pour sortir de l’angoisse qui l’étreint... Oui, faire preuve d’audace, d’imagination, se laisser inspirer ! Là aussi ds les deux acceptions de ce terme : oser respirer ds cette ambiance irrespirable et écouter le message du vent pr devenir créatif !
Cette situation de pandémie nous appelle finalement à répondre individuellement à une mise à l’épreuve (indépendamment de celle de tomber malade) par une capacité à mobiliser nos ressources intérieures, propres, personnelles, ensommeillées et parfois inconnues de nous-même, mais qui attendent d’être éveillées comme la princesse des contes qu’on
a su sortir de sa torpeur pour danser sa vie. Elle nous appelle également à la compassion, à « pâtir avec », à être solidaire de la souffrance et dans la souffrance ! Pour tenter de la soulager ensemble... Qu’on soit au front ou dans les terriers des confinés !

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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