• TERRAIN - Journal de bord - Journal de confinement du 14 au 24 mars 2020 (2/2)

Par Etienne RDLR, éducateur spécialisé.
Vu comment d’eux-mêmes les jeunes sont respectueux, vu qu’ils ont des comportements civilisés, d’ailleurs on ne s’attendait pas à autre chose, ça nous fait plaisir de leur dérouler le buffet, en mode surprenant, à 3h du mat. Et c’est ce que l’on a fait. Jade nous a rejoint et quand elle est partie se coucher après les garçons, nous en avons profité pour inviter Jian à partager, lui aussi, une collation. Vu qu’il est confiné dans sa chambre H24, au cas où il soit porteur du virus, nous ne pouvons prendre le risque qu’il contamine le groupe. C’est un peu brusque comme relations humaines. Le mec a eu de la fièvre 5 jours auparavant et bim, du jour au lendemain, il devient suspect numéro 1. T’as un peu de fièvre et hop, CONFINÉ !! Fais gaffe quand tu finis ton sport, tu risques d’être détecté par les « termomètres-preneur-de-température-corporelle »…

Et puis cette nuit, on a remis ça. On s’y attendait pas, Fauzi nous a demandé si il pouvait grignoter un p’tit quelque chose. Y’avait un reste de cordon bleu, Halid l’a rejoint et nous, on a préparé la potion gingembre-citron-miel.
Faut dire que depuis ce midi on luttait pour empêcher Jade de fuguer. Mais elle a décidé de partir, c’était éprouvant, on a tout fait pour la dissuader et tout fait pour lui permettre de ne pas atteindre le point de non-retour, celui d’un contact avec les gens à l’extérieur… Avant qu’elle ne monte dans la rame du métro, ça aurait été entendable qu’elle réintègre le groupe. Mais quand elle est montée dans le métro, on a su que c’était foutu, qu’on ne pourrait pas la reprendre, au risque qu’elle n’ait déjà été contaminée. Ça devient de la Science-Friction, des mains, des poignées de porte, des exclusions-stigmatisations.
Après cette situation qui, sur l’instant nous paraît être un échec, on s’est recentré sur notre présence auprès des autres jeunes et on s’est dit que si elle se présentait à nouveau au service on négocierait pour pouvoir l’accueillir dans l’aquarium, la salle d’en haut, à l’écart total du groupe, histoire qu’elle soit en sécurité sans nous mettre en insécurité.
On a réussi à décompresser un peu en partageant cette collation avec les autres et puis fallait qu’on se retrouve ensemble, que l’on développe une nouvelle dynamique en l’absence de Jade. Pour la première fois depuis 10 jours enfermés on a invité Jian à se joindre à nous, on lui a mis une table à bonne distance… Comme celle de l’éduc !!! Avec nous, mais pas trop proche. Ensemble mais pas collés !
La bonne distance éducative, celle d’un postillon, un bon mètre. Et ouais, faut dire que le petit, séquestré dans sa chambre, à part dormir, fumer et jouer en ligne, on ne le sollicite pas beaucoup. Alors maintenant qu’on le sort, il faut qu’il participe. Il s’y met. On lui parle en français pour qu’il apprenne et surtout parce que quand on lui parle mandarin, il ne s’exécute pas ou bien il fait mine de ne pas comprendre. Je me demande si c’est vraiment sa langue maternelle !!! Ou bien c’est qu’on parle pas mandarin, va savoir ?!!
En tout cas c’est l’école de la vie ici, on fait un peu de tout, sauf l’école justement. C’est une micro-société, y’a des règles, y’en a des négociables, d’autres pas, elles bougent, se déplacent mais aux commandes, c’est nous les chefs de meute. On les embarque dans notre monde, celui de l’apaisement, du dynamisme constructif et de l’autonomie. C’est beau, riche d’échanges et exceptionnellement intense. On ne sait pas à quoi s’attendre, certes on impulse une vision, des attendus, mais on sait que c’est un équilibre fragile, que l’on doit tenir compte de chacun, avec son caractère, son parcours, son unicité, avec humilité.
On réalise que l’on attend des jeunes qu’ils s’adaptent à notre lieu, nos personnalités, le groupe de jeunes, comme si ce devait être inné en eux. On oublie sûrement combien nous, adultes, nous avons du mal à nous adapter entre nous, en famille et au travail… on se rend compte que l’on ne tient pas assez compte des difficultés que les jeunes rencontrent. Dans notre service d’accueil d’urgence, chaque 2 jours le groupe de jeunes est modifié par les entrées/sorties de nouveaux arrivants.
Sur quels « phénomènes », quels hurluberlus le groupe va-t-il tomber ? Et celui qui arrive ? Comment va-t-il vivre de débarquer dans un nouveau lieu ? Est-il timide pour s’intégrer au groupe ? A-t-il un caractère dominant qui va imposer son ambiance. ? Comment on accueille ? Comment on intègre ? Comment on peut exiger de lui qu’il se plie à NOTRE fonctionnement si on n’accepte pas de s’imaginer à sa place. Ils sont forts mentalement pour ne pas craquer et nous envoyer bouler. Comment on ferait à leur place ? Comment on est à notre place ?

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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