• TERRAIN - Journal de bord - Finir ensemble ? Episode n°5

Par Christian Glasson, Éducateur spécialisé.



Du lieu de « dépoz »

L’initiative de la direction, après avoir entendu l’expression, au sein de l’équipe éducative, d’un sentiment d’abandon, un temps de croisement de chacun, un temps de rencontre, a été mis en place : il s’agit du lieu de « dépoz ». C’est au moment où le passage de relais se déroule en temps normal. Chacun amène ce qui s’est déroulé jusqu’à la mi-journée, ce qu’il envisage pour la suite de la journée. Les difficultés rencontrées et les succès de ce qui a été entrepris sont abordés. La présence des cadres, du directeur sur ce temps permet une représentation forte d’une mise en commun de « chaque-un » pour donner une couleur d’ensemble. L’anthropologue Bruno Latour souligne à propos du virus qu’il « n’a pas d’autres capacités que de point à point, de personne à personne, de pixel à pixel, mais néanmoins il dessine une figure globale. » (10) Juste avant, il précise qu’en respectant les gestes barrières « chacun de nous, en restant chez nous, nous intervenons, nous redessinons une forme d’action globale ». Suivant le même mouvement, le confinement dû au virus favorise ici cette implication de « chaque-un » non seulement pour ce qui concerne les gestes barrières mais, avant tout, pour favoriser une dynamique d’ensemble féconde, où les uns et les autres « trouvent à s’exprimer dans leurs meilleures manières de faire, d’être là : (coupes de cheveux prodiguées par certains éducateurs, repas confectionnés par d’autres, ingéniosité manuelle, capacité d’organiser des jeux, permanence et constance ainsi que patience). Cette présence, y compris des membres de l’équipe de direction, durant ces temps repérés, vient atténuer le rapport hiérarchique par l’illustration concrète, en s’affichant à la rencontre des autres, que nous traversons des préoccupations similaires et communes. Les enfants entreprennent leur après-midi autour de nous, tout en percevant cette rencontre.

L’animation dans les rues décrut,
pourtant de quelques habitations sortaient des cris,
autant d’expressions de la difficulté de rester ensemble.

Le temps libéré pour un espace de création

La période du confinement nous a donné l’occasion d’appréhender un temps moins contraint, non mesuré par des impératifs venus de l’extérieur. Elle nous a conduits à nous retrouver de façon plus prégnante non seulement entre nous, mais aussi chacun avec soi-même, sans devoir nous préoccuper de la part hétéronome de l’institution. Cet emploi du temps d’ordinaire subi, c’est à mon tour d’avoir une plus grande emprise sur lui en lien avec les enfants, en inventant, en bricolant (11), en reprenant goût au partage fondamental avec eux, en ayant l’intime conviction de les accompagner dans l’épreuve du quotidien.
J’aborde les journées, depuis quelques semaines avec les enfants, en leur laissant une latitude pour s’emparer ou plutôt pour habiter leur lieu d’existence. Ils parviennent ainsi à l’explorer, à y laisser une marque de leur part. Lorsqu’ils sont partants pour tondre l’herbe du terrain de foot (Clément, Francisco, Théo, Axel, Orianne, …), j’instaure les conditions afin que cela soit rendu possible. Je les ai entendus échanger entre eux par rapport à cette envie de leur part d’améliorer leur cadre de vie, ici de jeu, et plus encore de leur souhait de s’organiser pour intervenir (dans le sens de prendre part volontairement à une action, (…), y jouer un rôle, entrer en jeu). (12) En somme ils se montrent avec leurs capacités, sous un jour où les regards des autres les mettront en relief, en valeur. Dahmane, notamment, féru de foot, viendra les remercier d’avoir fait en sorte que le terrain reprenne une belle allure. Sur un autre plan, à la suite de l’une de leurs explorations du lieu où ils vivent, certains d’entre eux ainsi que d’autres viennent me trouver pour nettoyer un ancien réservoir d’eau, situé le long du ruisseau. Ils s’étaient rendus compte que, non seulement le bassin était encombré de terre, mais que le canal d’amenée (13) était obstrué. Ils avaient tout simplement l’idée de libérer la circulation de l’eau afin d’en augmenter le débit à l’endroit du trop-plein. Nous pourrions, selon eux, nous en servir pour actionner notre roue à eau en bambou que nous avions laissée en jachère, ne sachant pas où l’installer. En rendant leur action faisable, en les accompagnant, je leur ouvre ici à nouveau le moyen d’agir.

Tony Lainé nous indique que « pour agir, il faut concevoir les rapports des choses dans l’espace. C’est également le temps, le rythme, la succession, la causalité, c’est-à-dire les rapports qui enchaînent les différents phénomènes les uns aux autres (…). (…) c’est par l’action propre de l’enfant sur les choses que sa personnalité psychologique et intellectuelle se réalise. » (14) Tout comme autour de la tondeuse, ici en s’emparant de pelles, pioches, bêches, après en avoir parlé ensemble, avoir « articulé la parole avec l’activité » (15) ils entreprennent, ils s’activent et laissent une trace de leur imagination. En y retournant, Théo me dira que depuis que nous avons travaillé, l’eau est devenue plus claire et coule plus abondamment. Ce temps retrouvé nous permit d’explorer le lieu, de rencontrer parfois l’ennui, cet ennui si propice à l’imaginaire sans lequel il n’y a pas de création, ou si peu.

L’animation dans les rues décrut,
pourtant de quelques habitations sortaient des cris,
autant d’expressions de la difficulté de rester ensemble.

(10) Bruno Latour, France Inter, L’invité du 8h20, 3 avril 2020, https://youtube/KtmmfWZb8Ww
(11) Le bricoleur selon Claude Levi Strauss, dont « la règle est de toujours s’arranger avec les moyens du bord, c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet en particulier, mais c’est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. » La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962, p.27
(12 h ttps ://www.cnrtl.fr/definition/intervenir
(13) Partie en amont d’une voie d’eau permettant d’amener l’eau, ici vers un réservoir, ailleurs vers une roue per-mettant d’actionner le mécanisme du moulin
(14) Tony Lainé, L’agir, Vers l’éducation nouvelle (1973), n°276-277, VST-Vie sociale et traitements 2007/1 (n°93), https://www.cairn.info/revue-vie-sociale-et-traitements-2007-1-page-14htm#re2no2
(15) Ibid.

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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