• TERRAIN - Journal de bord - Finir ensemble ? Episode n°2

Par Christian Glasson, Educateur spécialisé.

Une force invisible nous a mis à distance

Quelle distance observer avec les enfants que l’on accompagne au quotidien ? C’est toujours une question qui me taraude. D’autant que depuis quelques jours il m’est demandé de respecter une « distance sociale » (terme qui fut de mise, employé par les pouvoir publics, alors qu’il s’agirait plutôt d’une distance physique), dans les moindres gestes que je leur adresse au fil de la journée. Très vite, les premières interrogations fusent parmi les professionnels et les enfants quant à la mise en place de telles mesures. La première journée du confinement fut l’occasion pour le directeur d’intervenir auprès de chacun, enfants et adultes, pour souligner l’importance du respect de quelques consignes. De là, à nous de jouer avec tout ce que cela comporte de risques de faire ressentir à l’autre qu’il serait pestiféré. Nous avons convenu qu’un geste nouveau serait adopté, celui du toucher par le coude pour nous saluer en nous rencontrant. À table, le « Mètre » devant nous séparer est souvent négligé par le simple fait des interactions entre moi et les enfants. C’est dans cette circonstance, que je mesure le nombre de moments où notre travail suppose d’être au contact direct avec l’autre. Que peut signifier pour le public que j’accompagne cet écart que j’adopte entre lui et moi, si subitement ? Les réconforts par ce que l’enfant nomme « câlins » où il pourra s’agir de venir coller son visage contre moi, de sentir une main bienveillante sur l’épaule, d’un dernier geste tactile avant le coucher si infime soit- il, ou une marque d’affection au moment du lever, n’ont plus cours. Je supplante tous ces mouvements du corps avec la parole, je transpose ses signes faisant bords par d’autres : ce sont les mots que j’élabore à nouveau avec lui. Lui vient se rassurer différemment, en me sollicitant encore d’avantage par le parler, plutôt que par le faire. Ici, les mots façonnent notre vivre ensemble. Le nom et l’objet ne sont reliés avant tout par convention. Il n’y a rien d’obligatoire. Lewis Carroll fait apparaître cette idée par Alice lorsqu’elle pose la question à Heumpty Deumpty :
«  Est-il absolument nécessaire qu’un nom signifie quelque chose ? S’enquiert, dubitative, Alice.
Évidemment, que c’est nécessaire répondit, avec un bref rire, Heumpty Deumpty, mon nom à moi signifie cette forme qui est la mienne, et qui est, du reste, une très belle forme. » Lorsque moi j’emploie un mot, répliqua Heumpty Deumpty d’un ton de voix quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu’il me plaît…ni plus ni moins.
La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire.
La question, riposta Heumpty Deumpty, est de savoir qui sera le maître … un point c’est tout. » (5)
Dans la circonstance le maître mot est déchu, nous en sommes devenus les leurres. Les mots nous tiennent sans que nous ayons à nous accrocher, à nous agripper d’une façon ou d’une autre. Le mode langagier est celui qui prime, c’est celui qui nous reste, pour continuer à tisser les liens. Le toucher du coude est devenu le Corona-câlin, « mais le cœur y est » disent certains.
Ce lien se renforce par la médicalisation de la structure. Tous ces gestes minuscules, ô combien importants, à l’image de la prise des températures deux fois par jour nous met, de façon obligée, en relation.

Cet acte répété est un signe fort d’attention de notre part envers les enfants. C’est ainsi qu’il se vit auprès de chacun. Il va de soi, peu importe ce qu’il s’est passé en termes de discordes, de tensions qui l’auraient précédé. Le besoin de s’assurer de sa bonne santé, la perception de ce geste attentionné l’emporte en autant de points d’attache entre les enfants et nous. Dans un contexte de défiance individuelle face à cette part invisible que constitue le virus, par ce contrôle matin et soir de leur état de santé une source de confiance semble avoir pris le dessus.

L’animation dans les rues décrut,
pourtant de quelques habitations sortaient des cris,
autant d’expressions de la difficulté de rester ensemble.

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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