• TERRAIN - Journal de bord - De la proximité sociale à la distanciation sociale et réciproquement ou Les éducateurs de rue étaient-ils au front ?

Par J. F. TrAumAt.
Lorsque l’ordre de confinement obligatoire est tombé, je me suis retrouvé complètement déstabilisé. A titre personnel bien sûr, comme à peu près tout un chacun, mais aussi d’un point de vue professionnel. Peut-il en effet exister plus grand paradoxe pour un éducateur en prévention spécialisée, dont la fonction consiste principalement à aller dans l’espace public d’un quartier à la rencontre des jeunes les plus en difficultés, que de devoir rester claquemuré chez lui pour travailler ? Comment transformer ce qui représente soixante-dix pourcents de notre temps d’activités, le « travail de rue », en … télétravail de rue ???

Ce défi en apparence incommensurable m’a d’abord plongé dans un abîme de perplexité : mes missions centrées sur les relations humaines, les rencontres sociales et l’accompagnement éducatif, avaient-elles encore un sens dans ce contexte de distanciation radicale ? Coupé physiquement de mon territoire de St-Michel, de ses habitants et commerçants, des publics qui sont les nôtres, à qui et à quoi pouvais-je bien servir à présent tout seul dans mon coin ?

Une fois dépassée la phase de sidération liée à cet « évènement » extraordinaire, ma conscience professionnelle s’est vite réveillée. En effet, l’association pour laquelle je travaille a fait le choix de la continuité du service : il nous fallait donc tenter d’assurer une continuité éducative avec les jeunes de 11 à 25 ans que nous accompagnions déjà.

Il est vrai que le métier d’éducateur de rue, depuis sa création dans les années 60, a toujours su suivre les évolutions de la jeunesse « inadaptée », en s’adaptant à elle comme aux changements de la société, en restant instituant sans être dans l’institué, sans jamais se figer, ni s’ossifier, grâce à une remise en question permanente. Mais là, dans ce contexte soudain et exceptionnel, impossible d’innover, d’inventer un nouveau « texte » qui pouvait nous permettre d’entrer en contact avec des jeunes jusqu’ici inconnus. N’en déplaise à certains technocrates et « managers » du travail social, leur fameuse « rue numérique » est une vue de l’esprit qui ne peut exister. Sûrement plus fumeuse que fameuse, elle supposerait de « rencontrer » virtuellement le public en « fréquentant » les espaces numériques qu’il occupe, c’est-à-dire en s’immisçant dans les réseaux sociaux pour permettre une première accroche puis, si possible, un début de relation éducative. Justement, c’est impossible. Croire le contraire, c’est prendre les jeunes pour bien plus naïfs qu’ils ne le sont, c’est penser qu’ils ne sont plus méfiants, ne maîtrisent pas ce qu’ils y postent et qui peut y avoir accès ; c’est n’avoir pas bien saisi la subtilité et le travail dans la durée que requiert la construction d’une relation de confiance ; ni surtout la présence, l’engagement et la proximité physiques que cela demande à l’éducateur.
Donc, non, il n’était pas question dans cette situation inédite de chercher à augmenter le nombre de « nouveaux jeunes rencontrés » pour remplir la colonne d’un tableur dans un rapport d’activités. Nous avons plutôt décidé de nous consacrer à garder le lien avec tous ceux dont nous avions le numéro de téléphone ou de messagerie instantanée, et de prendre attache avec d’autres jeunes par le biais de nos partenaires. Cela représentait déjà beaucoup de contacts et allait demander bien plus de temps que je l’imaginais. Dès les deux premières conversations téléphoniques, soit une heure trente, j’ai compris que le besoin de prévention (primaire) sanitaire auprès de nos publics était plus qu’utile, concernant la pandémie et les gestes barrières : in-dis-pen-sable. En effet, entre la non-information des uns, les informations mal comprises par les autres ou l’incrédulité totale (bonjour les théories du complot !), le non-respect de la loi de confinement était plus répandu que le virus lui-même.
Alors, pendant deux mois, tous les jours, inlassablement, j’ai expliqué, déconstruit, argumenté, répété, insisté, rabâché, jusqu’à n’avoir plus de salive, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à parfois monter le ton… et se radoucir rapidement ; puis je les ai écoutés, questionnés, rassurés et réconfortés, en dédramatisant, en parlant de l’après, de leurs futurs projets, en plaisantant beaucoup, pour rire franchement, oublier un moment ce terrible isolement - parfois miroir de la solitude de leur vie- pour empêcher au mieux les « pétages de plombs » et chasser pour un temps leurs angoisses de la mort. Autant de moments de vie partagés et importants dans cette épreuve commune et pourtant si personnelle. Finalement, ces jeunes, c’est en quelque sorte leur rapport au monde que nous les avons aidés à questionner. N’est-ce pas cela la substantifique moëlle de notre travail ?
De manière plus matérielle, nous avons aussi contribué à ce que certains enfants et jeunes bénéficient des moyens nécessaires à la "continuité pédagogique" annoncée, en faisant le lien entre la Ville, les établissements scolaires et les familles. D’autres, majeurs, ont pu recevoir par notre intermédiaire, des aides d’urgence ou avoir accès, comme également beaucoup de familles très fragilisées, surtout à partir du deuxième mois, au réseau solidaire des distributions alimentaires particulièrement actif et efficace. Les échanges d’informations, les retours d’expériences et la réflexion partagés en permanence avec, d’une part l’ensemble de notre équipe éducative, d’autre part l’ensemble des acteurs de terrain institutionnels et associatifs, via les groupes de messageries en ligne, ont été autant de réponses innovantes et adaptées à une situation de crise. Notre retrait de la rue, pour éviter une exposition en première ligne alors que nous ne sommes ni soignants ni fournisseurs alimentaires, que notre public était en grande partie confiné et donc « invisibilisé », s’est avéré être une sage décision. Nos pratiques numériques et téléphoniques de cette période contrainte, si elles ne peuvent se substituer à notre présence sociale physique, ont au moins pallié et parfois même renforcé les relations éducatives préexistantes. Cela aura amené une fois de plus la prévention spécialisée a démontré sa capacité à s’adapter sans cesse, à toujours se renouveler, voire même à se réinventer un peu. Quel en sera l’impact sur nos pratiques à venir ? Vers toujours plus de technicisme ou davantage de relations inter-personnelles ?
Alors que le déconfinement est intervenu, je m’interroge sur le rôle qu’il nous faut jouer. Une chose est sûre : entre intervention sociale et relations sociales, notre choix sera vite fait.
Nous sommes plus qu’heureux de retrouver enfin la rue. « C’est pas nous qui sommes à la rue, c’est la rue qu’est à nous ! »

(1) La Rue Ketanou – La Rue Kétanou « En attendant les caravanes »- 2001

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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