• TERRAIN - Journal de bord - Confinement : créativité et usure (1)

Par JS, chef de service éducatif.

Fixation. Le confinement va tomber. Il reste 4 gamins dans le service. On les garde mais un seul éducateur est présent. Il vient déjà de faire sa semaine de travail en 3 jours avec le week-end et le lundi. Un remplaçant ayant travaillé la nuit précédente au service, m’appelle et me dit : « Il est fatigué, il ne faut pas le laisser seul » Je lui réponds : « Merci de me l’avoir dit. Je ne l’avais pas perçu mais je m’en doutais. »

A distance, difficile de se rendre compte réellement de la déflagration sur le terrain. Et ce mal de tête qui ne me quitte pas. C’est chaud-patate ! L’éducateur réfléchit, consulte, se frite avec sa douce, fait ses choix, s’organise, envoie sa famille en Bretagne et demande à se confiner avec les gamins comme un papa-radiateur : «  J’allume le feu tous les matins pour ne pas tricher avec le mot « foyer ». Une maison d’enfants, un foyer pour adolescents dépourvus de cheminée vivante oublient qu’on ne se réchauffe pas le ventre avec une métaphore » (1). Ok, je lui fais confiance, Il a pris sa décision, je porte sa parole. On n’a pas de cheminée pour de vrai, mais on a un homme-chauffant convaincu. C’est mieux !
Appui. Je cherche des éducateurs pour l’épauler. Ils viennent. D’autres, non. Ils ont peur. C’est quoi ce truc qui nous arrive dans la tronche ? On réfléchit. Il y a un quelque chose qui cloche. Notre éducateur-radiateur chevronné m’interpelle : « Ce n’est pas un confinement si les personnes vont et viennent. Si c’est ça, je m’enferme avec les jeunes et je jette la clé » « Ok, pas de panique ! »
Je reçois la photo de la grille cadenassée. Ce n’est pas de la rigolade. Faut que je cherche et trouve une personne suffisamment « saine d’esprit » pour accepter de s’enfermer pendant une durée incertaine avec 4 gamins, un éduc-chauffant et le virus qui, telle une ombre rôde potentiellement dans le service.
Je le trouve, il est ok ou plutôt se porte volontaire. Sans d’autre solution, l’association suit.
Télé-lien. Et les autres ? L’équipe confinée. On crée un groupe de discussion. Ça tchatche, encourage, rigole, règle des comptes l’air de rien mais surement. On en crée un deuxième en parallèle pour les confinés pestiférés, la psychologue et les cadres super-confinés. Une machine de guerre hyper connectés prend forme : réseaux sociaux, textos, appels, mails, face time, oreillettes, casques. Je ne me déplace plus sans mon portable comme un soldat sans son arme. Prêt à dégainer. C’est chaud, nous sommes en guerre ! L’ennemi est en chacun de nous. C’est pour ça que nous vivons connectés, pour « respecter les distances sociales ». Un bon geste barrière à la relation. Le paroxysme de l’idéologie de la bonne distance. Tu en as rêvé, corona l’a fait !
Logistique clinicienne. Bon, on doit s’organiser avec nos deux permanents chauffants en transformant un accueil d’urgence en lieu de vie, mais en mode survie. La directrice et moi-même organisons le soutien à distance. La bouffe, les masques, le gel hydroalcoolique, les produits désinfectants… tout est assuré. Du matin au soir, on appelle, on se rappelle, on discute encore et toujours. La nuit, on tourne dans son lit car on n’arrive pas à décrocher, on se questionne. Est-ce que ça va tenir ? Est-ce que je vais y arriver ? La directrice fait tampon avec les instances dites supérieures. Inhumain.
Et les jeunes, comment vont-ils supporter le confinement ? Les problématiques de chacun ne vont-elles pas être exacerbées, au risque d’exploser ? Et les éducateurs ? La situation est inédite où s’occuper de soi est compliqué, il faut en plus s’occuper des gosses cabossés.
Mais la relation s’établit, le transfert tourne à plein régime et parfois aussi le contre-transfert inhérent aux « attachiants ». Je m’improvise superviseur clinicien. Pas facile ce métier, finalement ! Faut la jouer fine, surtout à 23h. Des hauts, des bas, des gros coups de pompes, des coups de gueule. Petites pensées du soir à vous qui êtes au front, puisque nous sommes en guerre. Mais contre qui ?
Ah au fait ! Un de nos jeunes confinés a un traitement à prendre et c’est du lourd ! Allo l’ASE ? Ça décroche enfin. Un médecin est sur le coup et on arrive à mettre en place son renouvèlement. Heureusement que nous avions bossé juste avant sur le protocole de gestion des médicaments. Ça aide…un peu.
Notre secrétaire télétravailleuse confinée engagée assure les commandes de nourriture et ça tourne comme si nous avions toujours fait ça. Elle passe même voir les confinés pestiférés, à distance toujours. Ça fait du bien de voir quelqu’un. Et ça continue. Les clopes ? Pas question de sevrer les gamins en ce moment. Surtout que la nicotine protégerait de la contamination. Oh doucement les gars ! Allo le siège ? Vous pouvez virer de l’argent à notre éducateur radiateur pour les petits achats ? Ça suit toujours.
Le flux d’informations qui arrive chaque jour est considérable sans savoir ce qui est fiable ou pas. Hyperconnecté au boulot, hyperconnecté à l’information. Faut couper, pas si simple… On attend la bonne nouvelle, elle ne vient pas.
Je reçois des photos et des vidéos. Tout le monde fait le ménage, désinfecte, cuisine, joue, danse, se parle ou presque, se confie surtout. Les émotions ne sont pas confinées dans ce foisonnement de vie. Le service se transforme, les meubles changent de place, ça s’embellit, ça devient un cocon chaleureux. Nos deux permanents chauffants tournent aussi à plein régime… comme le transfert et les jeunes les regardent médusés. Des adultes qui tiennent la route !
On irait presque remercier le coronavirus totalitaire nous obligeant à un retour forcé aux fondamentaux si bien résumés par Jean Cartry : «  Être éducateur c’est d’abord accomplir les gestes quotidiens qui assurent la vie  » (2) et non s’engluer dans la paperasse, la rationalisation du travail ou gérer le flux de gamins plutôt que de répondre à leurs besoins ! Ces prescriptions néolibérales ont d’ailleurs implosé dès les premiers jours du confinement. Tant mieux ! Elles ne sont d’aucune utilité en temps normal et encore plus absurdes en ce moment. La crise actuelle est venue le confirmer de manière implacable. On ne reviendra pas en arrière, je ne croyais pas si bien dire !
Mais un soir, ça tombe. Une jeune pète un plomb. Elle ne supporte plus le confinement chauffant. Trop de charge émotionnelle ? C’est compliqué d’avoir autant d’attention quand on n’en a pas eu beaucoup auparavant. Elle quitte le service, un éducateur emboite ses pas dans la rue puis dans le métro, essaie de la persuader de revenir. Rien à faire, c’est trop, c’est fini. Ciao ! « Si tu es pour si peu dégouté du métier, ne t’embarque pas sur notre bateau car notre carburant est l’échec quotidien, nos voiles se gonflent de ricanements et nous travaillons fort à ramener au port de tous petits harengs alors que nous partions pêcher la baleine » (3). Ok Fernand, mais là, c’est un coup dur pour le moral. On a loupé un truc, c’est sûr. Alors, on la déclare en fugue, on encaisse en se recentrant sur les autres jeunes. Ils sont là et ont besoin que la cheminée reste allumée.
Mais on rentre dans le dur et le confinement est prolongé par notre président. Les nouvelles sont mauvaises, la vague est là et elle va durer. Notre volontaire tombe malade. Les cheminées vivantes ont du mal à supporter les courants d’air du service. Il fait froid la nuit malgré le soleil de la journée. Trompeur. Le chauffage du service ne marche pas aussi bien que les radiateurs humains. Depuis quand il n’a pas été purgé ? Personne n’a la réponse. Il ne fait pas chaud, c’est tout ce qu’on sait. Le binôme se fissure dans l’obscurité glaciale. On fait quoi ?

(1) Jean Cartry, Petites chroniques d’une famille d’accueil, 2ème édition, 1998, Dunod.
(2) Jean Cartry, Ibid.
(3) Fernand Deligny, Graine de crapule (1ère parution en 1945), 1998, Dunod

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