• TERRAIN - Journal de bord - Confinement chauffant (6)

Par JS, chef de service éducatif.

Je tombe sur l’appel de Vincent Lindon dans Médiapart. Il m’inspire, il est bien ce mec. En plus, il fait des propositions après avoir consulté des économistes. La contribution Jean Valjean pour taxer les plus riches au bénéfice des plus pauvres. Rien de nouveau, mais tout est quantifié et on pourrait la pérenniser. Faut juste une volonté politique, et hop ! Il continue. On s’attaque à la corruption dans les hautes sphères de l’État. Le plan de bataille est bon. Je me dis que nous devons entrer en résistance. J’envoie cet appel à quelques éducateurs, mais j’y vais mollo. Je ne veux pas les inonder de messages. Ne pas imposer son propre désir aux autres. Un classique dans la relation éducative. Mais pourtant, c’est un moteur ? Paradoxe à ne pas résoudre.
C’est plus fort que moi, je reviens à la charge. Nos missions vont se réduire à une peau de chagrin à la merci de nos tutelles « non étayantes » si on ne se mobilise pas, alors que les besoins vont exploser. Le monde d’après ne peut pas être celui d’avant en pire. Le MEDEF (10) nous dit qu’il va falloir travailler plus. On le fait déjà, merci. Et une revalorisation des salaires des travailleurs sociaux ? L’éventuelle prime, c’est bien mais c’est qu’une fois ! Nous, on voudrait travailler mieux surtout, et continuer à intervenir au bénéfice de la prévention qui fait partie d’une des missions de la protection de l’enfance. Ce sera plus efficace pour les gamins et les familles.
Les collègues, si vous voulez aider, organisons la résistance ensemble. Il faut défendre notre job qui est cohérent, quant aux besoins. Notre projet initial vient du terrain et non d’un appel d’offre avec un cahier des charges trop ficelé.
Si on ne peut plus proposer un hébergement à des jeunes majeurs sans un contrat avec l’ASE avec le raz de marée à venir, on va dire à beaucoup de personnes : désolé, on ne peut rien faire pour vous. Impensable.

Procédure. Mais ça bloque au niveau associatif pour le retour de certains. La responsabilité pénale de l’employeur est en jeu. Pour dé confiner totalement le service, il faut écrire son plan et le passer en Comité social et économique. Ça va prendre un peu de temps et empêcher le retour du personnel administratif. Ok, je vais donc tourner à 50 heures par semaine, quelques temps encore. Je suis pris d’un vertige, en écrivant ces mots. Comment j’ai fait pour tenir ? Est-ce que je vais y arriver avec ce qui m’attend, sans savoir ce qu’il en sera. Le virus nous rend aveugle. Ne pas céder à l’angoisse qui paralyse. C’est terrible !
Je fais un dernier tour dans le service. Tout est mis à jour pour garantir la sécurité des personnes. Mais ça, c’est fait depuis le début de toute façon. J’ai besoin de vérifier quand même. Est-ce que ça suffira ? Il n’y a pas de raisons, on s’en est sorti jusqu’à maintenant. Tictac tic-tac, je redoute l’atterrissage. Et les règles de vie ? Va falloir les changer avec les gamins, notamment pour les heures de sorties. Les vannes s’ouvrent lundi et nous restons en zone rouge.

Fluides. Je suis en repos mais je reste avec le travail en tête. Comme une addiction. On n’arrive pas à s’en défaire malgré l’épuisement. J’appelle notre artiste-éducatrice pour lui transmettre des informations que je n’ai pas eu le temps d’écrire dans le cahier la veille. Je lui laisse un message. Elle me rappelle mais pour autre chose et m’envoie une vidéo édifiante. Une canalisation des eaux usées vient de céder sous la pression d’un bouchon dans un coude. La directrice, qui est d’astreinte, a appelé le numéro d’urgence du bailleur. Un plombier s’est déplacé, mais il ne peut rien faire. Il envoie un camion pour déboucher la canalisation et aspirer la flotte.
- Il y a 2 centimètres d’eau dans une chambre et ça coule à torrent depuis le plafond.
- Je prends ma douche et j’arrive.
- Ça ne sert à rien de venir, on va se débrouiller.
- Hors de question de vous laisser gérer ça tout seul.

Une fois sur les lieux, la situation est critique mais la bonne humeur permet de faire face. On évacue l’eau avec les moyens du bord. Le matériel de ménage ne tient pas le choc. Il faut vraiment donner les bons outils aux personnes. Notre sauveur arrive avec son camion aspirant-déboucheur. Il prend la situation en main, libère la colonne pendant que nous aspirons la flotte, mais pas que ! On prend des photos pour la déclaration de sinistre et on filme pour la postérité. Une fois débouchée, la colonne est réparée aux petits oignons. Ça tiendra provisoirement. Il en profite même pour faire de l’éducatif avec un gamin qui lui demande une clope. Rencontre. Il nous demande si ça va aller et part la conscience tranquille.
On finit le nettoyage, on condamne la chambre jusqu’à sa désinfection. Le Corona est toujours présent même si on en parle moins. Apprendre à vivre avec ? Hors de question. Pas d’adaptation, de la résilience. On rigole de cette aventure dramatique et merdique qui n’en finit pas mais qui nous soude et modifie profondément notre manière d’être au travail, du fait de notre quasi-vivre ensemble. Nous sommes plus authentiques et les gamins le perçoivent. C’est gratifiant mais que c’est dur ! Bas les masques tout en les gardant sur le visage. Encore un paradoxe à ne pas résoudre ! Et notre jouissance dans tout ÇA ? Pulsion de vie et pulsion de mort s’entremêlent. Il va falloir retourner s’allonger sur le divan.
Avant, pendant et après. En tout, nous avons hébergé onze adolescents pendant le confinement. Un jeune a été réorienté vers son foyer d’origine, cinq ont fugués et cinq sont toujours parmi nous. Aucun projet d’orientation n’a été mis en œuvre lors de cette la période alors que les tutelles le demandaient pour « fluidifier » les places d’urgence. Ce n’était ni réalisable, ni adapté au contexte. Il semble que les demandes d’admissions en urgence soient restées très faibles dans notre département. Pour quelle raison ? Cela reste à déterminer.
Comment nous en sommes arrivés-là ? La protection de l’enfance ne protège pas les gamins les plus vulnérables et ne prévient plus leurs besoins. Elle était à genou avant la crise sanitaire. Elle va en ressortir à terre.
Chez nous, on colmate, mais on ne rénove pas. Le bateau fuit et coule doucement mais surement.
Planifions la contribution Jean Valjean en urgence car on ouvre les vannes lundi…

(10) J’ai oublié la signification.

— -
Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

si vous aussi, vous souhaitez nous faire part de votre témoignage, écrivez-nous ou envoyez-nous une vidéo de 2 à 3 min à red@lien-social.com.
(Plus de précisions)