• TERRAIN - Journal de bord - Confinement chauffant (3)

Par JS, chef de service éducatif.

(résumé des épisodes précédents : lors des premières semaines deux éducateurs de ce foyer d’accueil d’urgence pour adolescent(e)s ont vécu 24h/24h avec un même groupe de gosses (presque) stable, pendant près de 20 jours puisque l’un d’entre eux était symptomatique. L’éducateur jette l’éponge.)

Ça insécurise gravement son binôme, ce qui est logique. Elle ne veut plus faire des tranches de travail de 48h sans son collègue et elle veut rentrer chez elle le soir. J’aurais fait pareil. Je cherche encore plus. J’appelle les remplaçants habituels de notre service et là, ça match ! Je n’y croyais pas. Les personnes répondent présentes et je me retrouve avec six éducateurs prêts à se relayer 24h/24h.

Relance. Maintenant, il faut mettre sur pied un planning (deux éducateurs en permanence le jour et la nuit), prendre le rythme du fonctionnement, continuer ce qui a été impulsé, se protéger encore plus tout en étant dans la relation. La bonne distance articulée à la bonne proximité ! Je passe des heures devant mon ordinateur, au téléphone, j’envoie les demandes de contrats au siège. Les éducateurs se relaient par tranche de 12, 24 et 48h. L’association suit. Les éducateurs assurent. Notre volontaire se rétablit tranquillement et papa-radiateur se pose quelques jours chez lui, entre insomnies et sommeil abyssal.
Un matin, il prend le volant de sa voiture pas très fiable (normal avec la paie d’un éducateur), y met son vélo au cas où elle tombe en rade et vogue rejoindre sa famille en Bretagne. Il y arrive sans encombre. Chapeau le funambule et merci !
Un autre travail s’organise. Je dois aussi trouver d’autres repères. Créer du lien à distance avec des personnes que je connais moins. La situation me semble difficilement tenable. Le télétravail est un piège aliénant. D’autant que je bricole depuis le début avec mon vieux PC. Il n’y a pas de début, pas de fin. C’est terrible, le rêve du néolibéralisme !
Une infirmière-puéricultrice d’une Protection Maternelle et Infantile du quartier s’est portée volontaire pour venir soutenir les éducateurs.
- Bienvenue ! Mais quelles sont vos intentions ?
On devient méfiant à force.
- Ne vous inquiétez pas, je sais que vos tutelles m’instrumentalisent pour savoir comment ça se passe chez vous mais je ne suis pas dupe et je vous le dis.
Le courant passe. Elle nous donne un sacré coup de main pour le renouvellement du traitement de cheval de notre jeune convalescent. D’ailleurs, il doit être testé en prévision d’une hospitalisation. Sa pathologie récidive. Le verdict tombe. Partiellement positif, c’est nouveau ! Il a ou a eu le virus, on ne sait pas trop. On nous rassure presque, le jeune se questionne, personne ne veut lui dire puisque c’est incertain.
- Il faut que tu refasses un test car les résultats de celui que tu as passé ne sont pas nets ! Et vous, gardez bien en place votre protocole sanitaire et ça ira.
- Oui, merci. C’est rassurant.

Son hospitalisation est différée et il repassera deux autres tests pour que le dernier soit enfin entièrement négatif.
- Et les éducateurs ? Ils peuvent être testés ?
- Ils ont des symptômes ?
- Non.
- Alors ça ne sert à rien.
- Et le jeune qui a eu des symptômes au début du confinement, il peut ?
- Non, c’est trop tard maintenant.
- Ah, ok ! Merci quand même.

Certaines positions sont difficiles à comprendre pour ne pas dire révoltantes. L’euphémisme fait partie de nos stratégies d’écriture, j’avais oublié. Et on continue à vivre et à travailler dans l’incertitude organisée. Protection de l’enfance oblige. Je reviendrai à la charge plus tard, ce n’est pas grave. Enfin si, mais on est habitué !
Je n’ai plus de symptômes, il est temps d’aller au front surtout que deux jeunes ont été accueillis. Ça fume et transgresse grave. La connexion Internet tombe en rade dans le service. En période de confinement, ça craint. D’autant qu’on est complétement dépendant à ce télélien ! Allo le siège, ça répond toujours. Notre informaticien confiné assure et notre directrice générale garantit la livraison en direct de la nouvelle box, la classe ! Une semaine pour remettre en route la connexion. Encore une chose de réglée mais qui nous a pris un temps fou pour trouver la solution.
La moindre chose devient vite chronophage en cette période : trouver les infos manquantes, comprendre le fonctionnement de telle machine, les mots de passe, le numéro de téléphone de telle ou telle société. Elle est où la clé du bureau ? et ainsi de suite chaque jour…
Avant mon retour, on élabore de nouvelles règles, on structure le temps pour limiter le désœuvrement des gamins mais aussi de l’équipe. On met en place des téléréunions éducatrice, psychologue, chef de service. Je vois en direct un gamin monter dans les tours pour une cigarette. Le confinement pèse sur tout le monde ! Je soutiens toujours à distance notre éducatrice bretonnante qui éprouve la relation transférentielle et voit son cadre de référence vaciller. Ça gite sacrément mais ça tient malgré la dureté du travail ! Y a du talent, de l’abnégation et beaucoup de pudeur ! Bravo l’artiste ! Il faut prendre soin d’elle. Elle porte beaucoup sur ses épaules et se rend compte qu’elle avait choisi l’urgence pour se protéger de la relation.
Manque de chance, on ne la fait pas à l’envers au Corona. Encore un paradoxe ! Ce virus est un destructeur de lien social et elle se retrouve au cœur du métier grâce, à cause de lui. Tous les paradoxes ne sont pas à résoudre, je suis d’accord.

Retour. Je prends ma voiture pour revenir de mon confinement normand. Sur la route, personne. Ça sent la fin du monde version the walking dead bucolique.
Au péage, un policier ne comprend pas pourquoi je rentre. Pour travailler, monsieur le policier, comme le demande notre président : «  confinez-vous, mais travaillez ». C’est le « en même temps » macronien. Là, impossible de résoudre ce paradoxe injonctif. Le policier continue :
- oui mais on est dimanche, monsieur.
- C’est pour prendre mon travail demain matin, monsieur le policier.
- Oui, mais on est dimanche, monsieur.

Bon, je me sens obligé de sortir l’artillerie lourde. J’étais en arrêt maladie et confiné en Normandie.
- Très bien monsieur, circulez !

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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