• TERRAIN - Journal de bord - Comment le confinement nous a changés

Par Sonia MATHIEU, monitrice éducatrice en formation.

Vendredi 13 mars 2020. Au-delà de toute superstition, je me souviens de ce moment si particulier. Le parking du centre de formation se vide, il est 16h30. Il fait beau et doux et le temps semble soudainement au ralenti, presque suspendu. Je reste à discuter avec un collègue, nous ressentons tous deux cette sidération et le besoin de nous exprimer, comme une urgence, avant de plonger dans ce qui nous apparait comme un océan inconnu. Vers quel rivage allons-nous naviguer à présent que le mot est tombé ?

CONFINEMENT. Pour autant, face à ce tsunami sociétal qui s’annonce, je ne peux m’empêcher d’y voir un signe évident d’un renouveau nécessaire à imaginer, à construire, à réfléchir. Des réflexions, c’est certainement ce que cette période, ce voyage inédit, auront provoqués, jusqu’au plus profond de mon petit cerveau en ébullition.

Passées les heures d’incertitudes concernant le futur proche et l’organisation à aménager, place à la réactivité et à l’adaptation. Je retourne sur mon lieu de stage dès le lundi, au grand plaisir de mon directeur, mais la boule au ventre en coulisse, soyons honnête. Les médias ont eu raison de ma capacité de discernement et je ne suis plus aussi sereine face à un danger qui apparait comme une lame de fond redoutable et qui plus est, invisible.
Pourtant en arrivant ce matin-là, je réunis l’équipe et tous les jeunes de la maison d’enfants autour de la table de jardin. Il me parait instinctivement et spontanément évident de discuter tous ensemble de la situation. Les questions fusent. On trouve des mots simples et rassurants. On s’en tient pour le moment à des constats et à des faits.

Non, on ne peut plus sortir se balader à vélo, oui il faut essayer de respecter les gestes barrières, non on ne peut plus se faire un gros câlin, oui on va trouver des solutions pour que vous puissiez voir vos parents, non les sirènes ne vont pas sonner pour nous rappeler que « nous sommes en guerre », oui il va falloir assurer un suivi scolaire, et aussi….beaucoup de « on ne sait pas encore  », de « peut-être », de «  il faut attendre et apprendre la patience »… Ce tour de table, je l’ai vécu avec beaucoup d’émotion. Pour une fois, adultes et enfants, éducateurs et jeunes placés, nous étions sur le même ponton, prêts à embarquer sur le même navire pour une croisière inédite. Nous avions tous conscience, je crois, de la singularité de la situation, désemparés, inquiets, forcés de continuer à gérer et à vivre un quotidien différent.

Et puis nous avons pris le large et notre rythme de croisière au fil des jours. Des jeunes sont partis en famille d’accueil ou ont rejoint leur domicile in extrémis. Que sont-ils devenus ? Le « cahier d’orga », d’ordinaire si rempli, s’est transformé en livre blanc. Plus de transports, de rendez-vous, de droit de visite, de réunions, de sorties ciné. Tiens…c’est étrange…le vide est déstabilisant. A moins que ce ne soit enfin l’occasion de profiter de tout ce TEMPS qui nous est offert. Pas si simple cependant de renoncer à nos chères habitudes et à nos réflexes de vouloir tout structurer, prévoir, anticiper, cadrer… Ah oui, cadrer, encadrer, recadrer, tout en navigant à vue sur une mer souvent agitée. Encore une fois, profitons de ce temps pour écrire en équipe des règles de vie et un planning d’accompagnement scolaire, dehors au soleil, pendant que les jeunes circulent à vélo autour de nous. C’est pas si mal un bureau d’éducateur à ciel ouvert pendant que les enfants jouent. Jouer. Après tout, c’est ça aussi une vie d’enfants. Les règles du jeu sont aussi formatrices qu’une leçon de maths. Et ils ont vite su nous solliciter pour d’interminables parties de jeux de société entre deux réparations de chaînes de vélo déraillées. On a planté des graines, on a nettoyé le jardin, on a bougé les meubles dans les chambres, on a cuisiné, on a bricolé, on a découvert des loisirs créatifs, la couture, le tricot. On a investi les lieux et profiter des savoirs faire des uns et des autres puisque l’équipe éducative, elle aussi, s’est presque totalement reconstituée et s’est enrichie presque chaque jour de professionnels envoyés en renfort. Finalement, les jeunes ne m’ont pas semblés perturbés par ces inconnus qui partageaient leur quotidien. Finalement, cette socialisation improvisée, la seule possible, nous a appris à échanger, partager, comparer, improviser.
A titre personnel, je ne peux que me réjouir. Cette expérience de terrain est enrichissante pour l’apprenante en contrat pro que je suis. Bien sûr, il y a des éclats, des tensions, de la houle et des remous, des marées hautes et des marées basses, des tentatives d’évasion et des portes qui claquent, des injures et des violences, le langage de la souffrance. Le confinement n’est pas un long fleuve tranquille…et les canots de sauvetages inutilisables. Bien sûr, il y a la fatigue et le découragement, des jours de pluie et des remises en questions, des doutes et des désillusions…Mais finalement, après mon temps de travail, mon « quart » de navigation, j’ai au moins la possibilité de quitter cette bulle pour rejoindre ma sphère privée. Entre ces deux espaces, ces deux îlots, un léger sas de décompression de quelques miles … Je les parcours en douceur, au ralenti, profitant du paysage, laissant retomber la pression…Mais finalement, « c’est pas si pire  ». Il faut savoir relativiser, se resituer, prendre de la hauteur, garder le cap, rassembler les troupes chaque jour avec un « Salut la compagnie ! Est-ce que ça va la vie ?  » tonitruant en remontant à bord le matin, histoire de ne pas s’endormir à nouveau dans une routine grise et stérile. Alors on réfléchit à des projets, on profite pour observer et écouter encore et toujours et apprendre à se connaitre, à travailler ensemble. Pour nos petits moussaillons rebelles, bruts de pomme, abîmés… mais plein de vie.

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Retrouvez les témoignages de travailleurs sociaux en pleine crise sanitaire sous la thématique "Terrain, journal de bord" de notre rubrique Actualité.

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